Michel Banabila et Oene van Geel © Ed Jansen
La Haye est une ville double. En apparence paisible, la capitale politique des Pays-Bas et haut-lieu de la justice internationale (elle est connue pour sa Cour Internationale de Justice) qui attire des milliers de travailleurs collet monté ne présage pas l'existence d'une vie musicale underground affriolante. Pourtant, entre le début des années 90 et aujourd'hui, La Haye a eu une influence considérable sur la techno industrielle et la dance music européenne.
Sous l'impulsion de Bunker records, fameux label et ancien bastion de Legowelt, Rude 66, de Unit Moebius et de I-F, premier importateur de la house et techno américaine aux Pays-bas et fondateur de la mythique radio Intergalactic FM, La Haye est devenu le troisième haut lieu de la techno en Europe derrière Londres et Berlin. Plus tard, c'est Legowelt qui y installa les antennes de son propre label, Strange Life. C'est vous dire le poids que peut représenter l'agglomération dans le paysage électronique du pays pour que le producteur ait choisi d'y installer la station de contrôle de sa manufacture de disques.
C'est donc dans l'ordre des choses qu'un festival comme Rewire ait émergé à La Haye en 2011, proposant dans une certaine tradition des festivals dits de musique "aventureuse" (CTM, Unsound, Mutek...) une programmation qui rassemble aussi bien la musique contemporaine que la musique club ou l'art sonore. Poussés par une envie secrète d'aller lorgner le plus célèbre des Vermeer et par l'aura de la Murdercapital, on est allés s'y fondre dans la foule pour voir les concerts de Gazelle Twin, Mica Levi, Felicia Atkinson, Chris Watson et Roly Porter. Ci-dessous, une liste non exhaustive des choses qu'on y a vues et entendues.
© Pieter Kers
Mica Levi et Stargaze : Under The Skin
Après la sortie d'Under The Skin, Mica Levi révélait en interview au Guardian qu'elle s'était inspirée de musiques associées à des scènes de strip-tease pour composer la bande originale du film. Dans la voûte de la Grote of Sint-Jacobskerk, le plus vieux bâtiment de la ville, on ressentait un décalage difficilement descriptible entre la musique et le lieu dans lequel elle était jouée.
Interprétée par Stargaze Ensemble, collectif d'interprètes originaires des quatre coins du monde, c'était la première fois que la bande originale composée par Levi était jouée en Europe et la deuxième fois dans le monde. D'habitude, ce genre d'informations destinées à créer un sentiment d'exclusivité fait difficilement mouche, mais on avait été tellement emportés par le film de Jonathan Glazer et sa musique, inséparable de l'image, qu'on était remués avant même d'avoir entendu la première corde siffler. Et l'attente en valait la chandelle : accompagnée d'extraits du film, pouvait-on rêver meilleur lieu qu'une église monumentale du quinzième siècle pour entendre cette musique jouée ? On s'était déjà passé le disque en boucle, mais en concert, c'est presque aussi ébahissant d'étrange et de splendeur que la musique du compositeur italien Giacinto Scelsi, autre influence de Levi pour la composition.
Mica Levi & Stargaze © dutchpix
Gazelle Twin
On a déjà eu l'occasion de l'écrire, Elizabeth Bernholz nous fascine pas mal. Pour sa capacité à sortir des albums à la croisée des genres dark wave, industriel et post-pop d'une part. D'autre part, pour le personnage qu'elle s'est créé après la sortie de son deuxième album Unflesh, énergumène d'adolescente fantomatique et nonchalante en survêtement de sport bleu électrique, chaussures de kung-fu et capuche remontée, le visage déplissé par un voile en plastique.
Dans sa nouvelle création, l'Anglaise s'est inspirée de Kingdom Come (2006), dernier roman écrit par le célèbre écrivain visionnaire britannique J.G. Ballard, pour inventer un spectacle audiovisuel insolite et déroutant. Conçu avec deux acolytes, Chris Turner le réalisateur qui avait déjà collaboré avec Bernholz pour deux de ses clips, Tash Tung une jeune artiste vidéo et photographe, il met en scène Gazelle Twin et un alter ego masculin sur deux tapis roulants inclinés face à un écran montrant un paysage urbain et froid. Les deux apparitions se lancent dans une course vaine et frénétique en sur place face à ces images, galvanisés par une musique répétitive et menaçante, sur laquelle on doute que vous vous soyez déjà dépensés pendant vos séances de gym (c'est une nouvelle composition originale de la Lady). Dans Kingdom Come, Ballard écrivait pour la dernière fois sur sur le cauchemar contemporain à travers la psychogéographie des environnements suburbains. Dans sa performance, Gazelle Twin incarne assez habilement le désenchantement d'un certain rêve britannique, insensiblement miné par la politique néolibéraliste du pays et son euroscepticisme et incarne à sa manière le terme d'inquiétante étrangeté ("uncanny") souvent apposé aux artistes britanniques ces dernières années.
Pour ceux qui se rendent au Sonar, Gazelle Twin présentera Kingdom Come au festival espagnol cette année.
Kingdom Come © Pieter Kiers
Felicia Atkinson
Avec son look de prophétesse de l'avenir des jonquilles dans un intérieur feng shui, Felicia Atkinson inspire à la fois l'interrogation et la quiétude. Naturellement, on pourrait se dire que sa musique reflète ces deux sentiments contradictoires. Les yeux derrière des lunettes de couturière, la Française bidouille son attirail de monitoring avec le sérieux d'une libraire. Encerclée par quelques houppes de fleurs, un verre d'eau et une machine diablesque, elle semblerait presque faire sortir son drone de pacotille de ses bibelots. Discontinu, interrompu par des murmures bilingues qui viennent s'échouer comme des vagues sur quelques parasites bruitistes, sa musique interpelle aussi bien qu'elle apaise, surtout en ce début d'après-midi du dimanche dans la salle en bois de l'Humanity House, où quelques courageux qui n'avaient pas trop ramassé la veille sont venus se faire dorloter l'âme.
Felicia Atkinson © Pieter Kiers
Elektrovolt
En tant qu'auditeurs invétérés d'Intergalactic FM, on espérait entendre quelques psaumes furieux au synthétiseur vintage au moins une fois pendant le festival. En arrivant un peu plus tôt au concert de Roly Porter, on est tombés à notre grande surprise nez à nez avec une foule déchaînée devant Jimi Hellinga, collaborateur du North Sea Institute For The Overmind et constructeur d'une électro-italo très représentative de ce qu'on peut entendre sur les ondes de Radio Classix à l'orée du jour. On aura finalement assisté à notre récital interstellaire comme souhaité et ça nous a électrisés pour un bon moment.
Elektrovolt © Bruce Levy
Roly Porter
Comment représenter l'Espace ? Cette question vieille comme le cinéma, Roly Porter et Marcel Weber (MFO) on dut y revenir à plus d'une fois. Porter, pour écrire ses albums et Weber, pour les illustrer mais surtout, les mettre en lumière. Pour leur concert en commun au théâtre Koorenhuis, il s'agissait d'explorer l'expression cosmogonique dans son sens le plus littéral. Avant que tout commence, on nous avertit que ce qui va se tramer devant nos yeux est interdit aux photosensibles, épileptiques et dégénérés du bulbe atteints par la lumière de Genèse. Le concert commence : mélodrame d'anticipation de la phase terminale du monde, ou de l'éclosion sombre d'une nouvelle planète à l'allure Mordoresque. Aux trois quarts du concert, Weber s'empare des quatre spots géants qui paraissaient inanimés au commencement pour les placer face au public. Il nous est demandé de fermer les yeux, en nous indiquant que nous allions voir même les yeux fermés. Nous voilà rassurés. Les spots s'allument. Tout prend vie au milieu de ce chaos, aussi bien sonore qu'optique. Notre cerveau avive tous ses stimulis habituellement endormis et l'apocalypse s'anime sous des formes abstraites encore jamais observées, ou peut-être sous psychotrope puissant. Un rêve éveillé dont on est sûr qu'il a marqué au fer rouge notre inconscient et qui nous évoque un mot : "géant". En somme, nous n'aurons pas vu beaucoup de moulins pendant cette échappée néearlandaise, mais on aura vu quelques étoiles.
Roly Porter et MFO © Ed Jansen
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