Deuxième jour: de retour sur le site du festival, je traine devant les vinyles qui composent une partie de la deco, me demande si c'est le disquaire du coin qui s'est débarrassé de ses fonds de tiroir. "Non, c'est à un ami à moi, me dit Eric, moi ça ne fait que quatre mois que je suis disquaire, au départ je suis marchand de jouets, mais ma chaine, Joubec, a racheté ce commerce, et comme je suis passionné, je suis bien. Dans l'autre magasin, il y a à la fois des disques et des jouets".
Eric me montre quelques vinyles de formations passées par le FME, tels les Georges Leningrad: "Ça c'est leur album Deux Hot Dogs Moutarde Chou. Leur son était très éclectique et minimaliste, mais ils se sont séparés quand ils ont commencé à mieux marcher: le chanteur ne comprenait pas que les gens puissent aimer ça!", et quelques-unes de ses galettes favorites, comme ce LP des Wipers: "T'écoutes ça, tu te dis c'est Nirvana, pourtant c'est de 83. Cobain avait les Wipers à fond dans sa tête. T'étais-tu aux Deux Pouilles hier? C'était le concert que j'attendais, je les connais bien, j'ai pas été déçu. J'aimerais bien voir Oktoplut aussi". C’est quoi ce nom ? "C'est un jeu de mot sur une mauvaise traduction d'Octopussy. Parce que plut, c'est pussy dans le sens que t'imagines, en assez vulgaire. Je vais les rater aujourd'hui, ils jouent en même temps que Silver Mt Zion que je veux voir tantôt".
En attendant, pendant le Festival de Musique Emergente, c’est tout Rouyn qui semble émerger très lentement, et en ce début d’après-midi pas grand chose à faire sinon s’accorder avec la tranquillité du lac Osisko au cœur de la ville. Et aussi discuter avec Les Indiens qu’on avait très envie de rencontrer, intrigués par l’annonce de leur stoner psyché lourd et planant et l’allure de motards authentiques de deux d’entre eux, Guillaume (guitare et chant) et Alex (claviers) que j’avais d’ailleurs déjà croisés sur la longue route 117 vers Rouyn, dans l’obscure cantine à burgers douteux (et accessoirement friperie redneck) qui fait office d’oasis au milieu de l’infini désert de sapins. Ce sont les deux autres, Pascal (batterie) et Michel (basse et chant) qui répondront à mes questions, "parce qu'on est les pilliers du groupe. Y'a des gens qui s'amusent avec leurs moto, là, tandis que d'autres ont des responsabilités. On est les héros obscurs, faut que tu l'dises: eux c'est les motards, nous c'est les héros. On existe depuis trois ans, on s'est formé autour d'un barbecue. Moi (Michel), j'avais en tête un concept de band depuis des années et j'ai rencointré trois types autour de nos blondes respectives. Le concept c'était de faire du stoner rock en français, d'ailleurs il se passe un vrai truc en ce moment au niveau du stoner, et puis aussi aller chercher l'influence amérindienne au niveau thématique. Et, pour le futur album, rythmique aussi".
Un morceau comme Tomahawk Chopper prouve que Les Indiens sont volontiers conteurs: "Guillaume est étudiant en littérature, pour lui l'apport du texte est très important, il raconte des peties histoires. Des fois on aime aussi inventer des légendes. On s'est dit: qu'est-ce qui manque dans la tradition amérindienne? C'est la science-fiction. On s'est dit: il faut un indien sur une moto qui s'envole dans l'espace, qui traverse les galaxies, qui fuit la Terre parce qu'elle est rendue plus habitable. Sinon, ça se veut aussi un hymne à tous les morceaux de rock qui passent dans les stades de sport. On pense à la "Tomahawk Chopper Song" qu'utilisent les Braves d'Atlanta au baseball, on n'est pas à des années lumières de ça, on ne cache pas cette influence. On est allé chercher le riff de la toune de cette pièce de stade inventée au début du XXème siècle. C'est un vieux chant de guerre amérindien qu'a été repris par les équipes sportives de Floride puis transmis à Atlanta".
Du coup on se demande un peu ce que pense le public amérindien de ce cocktail: "On n'a pas eu de réactions négatives, on s'inquiétait un peu que cette reprise d'une culture soit mal vue mais tout s'est passé, aussi parce qu'on va chercher des influences qui sont des idoles pour les amérindiens. c'est ce dans quoi on baigne au quotidien, ça se fait naturellement même si on est pas d'origine amérindienne, même pas à moitié, mais c'est de l'interêt pour cette culture qu'on côtoient. Faut dire que Guillaume a grandi dans une grande maison avec sa famille et deux familles Inu. Y a une proximité, et on fait ça avec respect, pas que pour se faire plaisir. On a aussi traduit des textes Inu, ça a bien tourné sur les médias".
Deux heures plus tard, on vérifie ça sur la scène du Petit Théâtre, devant laquelle se bousculent les cuirs noirs: une vague odeur psyché, un bon gros rock premier degré, un groupe éminemment sympathique, trente minutes de show qui passent bien. Même si ça pèse presque autant sur l’estomac que le sandwich servi sur place -comment faire tenir un maximum de viande de porc effilochée dans un minimum de pain- mais je n’ai pas encore goûté la poutine de chez Morasse dont tout le monde parle.
La nuit vient de tomber et un petit gars d’une vingtaine d’années vient de se hisser sur son tabouret, qu’il a posé juste devant l’entrée du site principal. Sûrement un des happenings impromptus organisés sous la houlette du festival. En fait, non. Je m’approche et écoute, un peu seul, pourtant il crie du haut de son petit piédestal: "…c’qu’il a fait c’est qu’il a envoyé son fils y’a v’là deux mille ans mourir sur une croix pour porter not’ peine, NOT’PEINE. J’vous exhorte aujourd’hui, c’est correc que vous allez voir la party, c’est vraiment COOL, sauf que oubliez pas que le Dieu qui vous aime, qui vous a créés, y veut PAS que vous alliez en enfer ". Une étudiante s’approche, dubitative: "Pauv’Jésus, t’es pas au bon endroit, là…". Mais le jeune évangéliste ne se démonte pas: "Je sais vous me prenez pour un fou, y’a v’là trois ans j’aurais dit la même affaire. Sauf que si vous voulez la vie éternelle, y’a pas d’autre chemin, croyez en Jesus-Christ, il va vous LAVER de toutes vos pêchés et plus jamais vous allez être condamnés, donc bonne soirée et puis n’oubliez pas que Dieu qui vous a créés vous aime, pis qu’il a tout donné pour vous". Descente du tabouret, et l’étudiante insiste: "Genre Darwin pis tout, pour toi c’est rien ?" Début de débat donc: "L’évolution tu parles? Ben non, c’est sûr qu’c’est pas vrai ça. Il y a aucune preuve". Le volume des voix s’élève, mais le ton reste d’une toute québécoise cordialité, d’ailleurs la jeune fille, rejointe et pressée par sa copine qui ne veut pas rater Red Mass, précise: "C’est pas parce qu’on croit pas en les mêmes choses que j’vais pas t’offrir une gorgée d’eau" Et le prosélyte de conclure: "Nous, près de l’église blanche là-bas, on distribue des hot-dogs gratuits".
C’est sous la pluie qu’on se dirige ensuite vers le concert de Thee Silver Mt. Zion Memorial Orchestra. La fatigue qui se lit sur les yeux usés d’Efrim Menuck n’empêche pas un concert ample et intense. L’oratorio punk du groupe en formation quintette -celle qui lui sied le mieux- gagne même par instants un groove qu’on ne lui attendait pas. C’est surtout cette urgence (que SMZ parvient à tenir sur de longs morceaux et avec un son pourtant si identifiable et éprouvé) qui reste un beau mystère. On en espère d’autres de cette trempe pour les deux jours restants… Pour l’instant les acouphènes m’empêchent d’écouter les sirènes de la conjuration nyctalope, et le groupe jouait heureusement à deux pas de l’hôtel. C’est toujours ça de gagné.
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