Voici un article qu'on porte depuis plusieurs jours au bout des lèvres et qu'on s'était interdit d'écrire pour des raisons évidentes: pas envie d'ajouter du bruit au bruit, pas envie de désemberlificoter un avis personnel de la tornade des opinions tranchées et des simagrées, flemme de démêler nos propres idées partagées, éparpillées, presque contradictoires sur le sujet. Mais on a assisté aux débats, on a zigzagué entre beaucoup de longs avis éditorialisés aux petits oignons, et une bonne dizaine de jours après l'ouverture des hostilités, on desespère toujours de lire quelque chose qui ait quelque chose à voir avec notre ressenti, aussi étrange et indécis soit-il. Donc on se lance dans l'arène.
L'objet en vaut-il au moins la chandelle? N'en déplaise aux détracteurs qui s'époumonent à prétendre le contraire, la réponse est oui. Rejoindre la cohorte des commentateurs et des exégètes revient-il à s'engouffrer dans la brêche d'un cas particulièrement pathologique d'hystérie médiatique? La réponse est oui aussi. Mais une fois n'est pas coutume, il faut blâmer en premier l'objet plutôt que les accessoires ou le boucan autour. Le quatrième album de Daft Punk ne provoquera peut-être pas un changement de paradigme dans la petite vie désormais abonnée aux vortex médiatiques à un millions d'entrées de la pop music (cf. les efforts laminés à l'avance de Lana del Rey ou My Bloody Valentine) mais c'est un sacré mindfuck. Et on ne perd jamais son temps à s'y frotter (et s'y piquer), aux mindfucks.
Après cette laborieuse justification, précisons pour dédouaner nos premières empoignades IRL avec les fanatiques infiltrés chez nos amis que les formes grossières, hyper naïves et souvent embarrassantes de Random Access Memories ont effectivement d'abord provoqué un torrent d'hilarité à la rédac'. Il fallait nous voir la semaine dernière au bureau, hulluler de concert et échanger des grimaces, entre consternation et fascination perverse, au fur et à mesure que la comédie musicale RAM déroulait ses acrobaties et ses numéros. En bons animaux des réseaux sociaux que nous sommes, notre premier réflexe a été d'aiguiser les punchlines. Qu'on nous pardonne, le mécanisme de défense était à la hauteur du ramdam promo et - surtout - du torrent de vos avis partout partagés. Puis un sentiment singulier a rapidement germé dans l'embarras devant ce Discovery bis joué par un orchestre de chez Disney (époque Eisner et big money): mieux qu'un doute, l'envie d'aller y fouiller un peu l'époque bien sûr, et notre propre rapport à son fatras théorique. En tout cas pas d'en rester aux bons mots de hater. On sait qu'on n'est pas les seuls.
On en a en effet parlé avec quelques collègues qui n'en attendaient rien et se retrouvent à l'écouter en boucle du soir au matin: RAM a cet effet étrange sur l'auditeur même involontaire de l'accrocher par le revers, de le perdre dans ses boucles et son long format et de s'installer clandestinement derrière le crâne, là où les drogues dures font leur office et dérèglent la raison. C'est par ses effets psychotropes que RAM nous intéresse théoriquement le plus fort: voilà un album qui tournoie évidemment autour de la rétromanie de l'époque (la preuve, tous les haters polarisent leurs attaques sur ses photocopillages supposés) mais sans jamais vraiment la confronter, ni l'incarner comme tant d'autres objets plus simplets. Quand Bangalter et de Homem Christo prétendent que la musique de RAM est inouïe dans le sens où aucun disque du passé n'y ressemble complètement, ils ont raison. Au-delà des emprunts, elle agite de manière très naïve et paradoxalement très habile des images et des choses des histoires de la pop qu'on se raconte tous depuis toujours (musique de studio, musique d'excès, musique de bagnole), mais sans jamais nous les mettre en entier devant le nez. Plus qu'un tissu de pompes et d'emprunts, c'est un réceptacle idéalement flou et éminemment contemporain pour tous nos fantasmes d'âge d'or, particulièrement vivaces à une époque où les digues esthétiques et politiques de la pop culture (le haut vs. le bas, l'indé vs. la masse, le punk vs. Phil Collins) semblent avoir sauté pour de bon.
Ce qu'on entend dans ces 80 minutes, ce n'est-ce pas seulement un duo de pré-quarantenaires millionnaires et coupé de sa base qui fabriquerait son propre disco funk luxuriant après avoir passé sa jeunesse à piller ses maîtres. D'autres comme les Masters at Work et leur mirifique projet Nu Yorican Soul, Escort ou Al Kent l'ont déjà fait sans faire de grandes vagues dans le mainstream et d'un point de vue strictement formel, les pompes de Moroder bricolées en home-studio par le Norgévien Lindstrøm par exemple sont bien plus impressionnantes. Non, ce qui permet au disque de s'élever par delà le bon sens, c'est ce que fait le duo avec son pognon et ses requins de studio à 20,000 dollars la demi-journée: une musique de supermarché triste, pleine d'air froid, verrouillée à la moindre seconde, dont la perfection proclamée en permanence donne simultanément envie de s'envoler et de se pendre dans un sous-sol. Si on était des fans transis, on dirait que c'est volontaire.
Mais ne nous voilons pas la face, le geste a beau être complexe, il cache surtout un monstre: ce cheval de Troie qui délie les langues les plus rétrogrades et ravit cousin Paupaul, ce fan de Foreigner et Supertramp avec qui on débat vainement de musique tous les dimanches de Pâques comme on se casserait les dents à débattre identité nationale avec un militant FN. C'est son fantôme qui a notamment permis la réintronisation du champ lexical le plus détestable de la critique musicale, celui de l'artisanat.
Ainsi comme on l'a lu presque partout, RAM vaudrait d'abord le coup pour "sa belle ouvrage", sa "solidité", "sa belle production" et ceux qui ne goûteraient pas à la perfection de sa laque et de son bois d'ébène seraient autant de tristes sires n'entravant rien à Steely Dan, ce groupe martyrisé par les nuées de fans de Wire, Drexciya ou Minor Threat. Ah bon. Palme du révisionisme, cet article totalement délirant et qui aurait été tout bonnement impensable s'il traitait de n'importe quel autre disque sorti ces 20 dernières années nous rappelle comme une évidence "qu'un bon album nécessite de bons musiciens et une production de qualité".
Encore une fois, moquer le phénomène et la triste idéologie qu'il révèle reviendrait à esquiver la problématique qui mugit derrière. Pourquoi RAM est-il comme il est, et pourquoi maintenant? Avant son ambition propre (qui serait le premier de ses atouts), cet objet long et rutilant reflète surtout un désir d'auditeur/de mélomane/de consommateur: celui, délirant et à rebours total du régime pop contemporain, de tenir de nouveau entre ses mains un grand disque effrontément autoproclamé important et conçu pour compter fort et longtemps, qui puisse distiller bonheurs, ambiguités et complexités au fur et à mesure d'écoutes attentives et répétées. Disque de connivence et de fantasmes de musique autant que de musique tout court, RAM semble surtout conçu pour consoler les déçus du temps présent. Autant dire nous, vous, tout le monde. Ces salades qu'il nous raconte, on a tous très (trop) envie d'y croire.
En dernier, on sait donc surtout gré à Daft Punk de nous proposer un objet apte à nous sortir de notre torpeur. Combien de disques appréciés et célébrés dans nos colonnes pour leurs beaux atours (beau corps, belle chevelure, belle compression) mais aussi aussitôt tombés dans l'oubli et abandonné à l'eau froide? Aucune idée ici de si la postérité de RAM-l'oeuvre sera à la hauteur du ramdam autour de RAM-le phénomène épocal; on connaît en tout cas peu de disques qui questionnent aussi bien ce marasme marécageux qu'est le zeitgeist pop. Rien que pour ça, on ne regrette pas de s'être gratté un peu vigoureusement le cortex pour vous proposer cette (trop) longue loghorrée.
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