Quand nous avons appris que La Fraîcheur, prometteuse productrice et talentueuse DJ techno française, installée à berlin, allait partir poser ses valises et ses machines à Detroit pour composer son nouveau disque, on lui a proposé de nous envoyer ses impressions sur son séjour dans une ville en perpétuelle mutation avec une question brûlante sur les lèvres: Detroit vibre toujours-t-elle malgré toutes ces épreuves?


Pendant l’été 2017, Musicboard, une organisation allemande promouvant les musiciens berlinois, m’envoie en résidence d’artiste pendant 6 semaines chez Underground Resistance à Detroit. Chez Mike Banks, pour être plus précis. Si les autres cofondateurs de UR, Jeff Mills et Robert Hood, se sont concentrés sur leurs carrières musicales, Mad Mike, lui, a depuis plutôt centré son action sur le communautaire et le soutien à la nouvelle génération. Il a donc retapé un bâtiment sur Grand Boulevard où se trouvent un studio de production, un local de répétition, un studio de radio, un atelier de sérigraphie, des bureaux pour des acteurs locaux de la scène musicale, les locaux de Submerge (la boîte de distribution de UR qu’il gère), des chambres pour des artistes en résidence, à long terme ou à court terme, comme moi, et, au sous-sol, le magasin de disques, ouvert... si tu sonnes et que quelqu’un est dispo pour te faire descendre.

A mon arrivée nocturne Mike m’accueille, et je passe plusieurs heures avec lui dans la cuisine à discuter. Il me raconte des anecdotes qui ne sont en fait rien d’autre que l’histoire de la techno. Je l'écoute me parler de son passé de "drag racer" (et du rôle qu’auront joué les courses de voitures illégales dans les rues de Detroit dans la fondation et le financement du collectif et label techno) ou des débuts du Tresor - l'équipe du club voulait y mettre des boules a facettes et des lumières disco, les mecs d'Underground Resistance se sont récriés : "non, vous êtes fous ! vous gardez ça bien sombre, bien crade. Un strobe et c’est bon". 

Berlin doit donc beaucoup à Detroit et les vétérans ne l’ont pas oublié. Deux maisons plus bas, Mike retape un nouveau bâtiment qui accueillera la Berlin-Detroit Connection, organisation montée avec Dimitri Hegemann, le boss du Tresor, qui a pour but de redonner de la visibilité, des couleurs (et un peu de la manne de cash international que Berlin a réussi à s'attirer) à la ville qui a donné naissance à la techno. À l'intérieur il y aura entre autres une école de DJ, une magasin de disques et des studios.

Mais il n’y a pas que Mike Banks qui retape Detroit. Car s'il y a un terme qui définit bien l'attitude des habitants de la ville c’est "résilience". Entre la Grande Dépression des années 30, la crise industrielle des années 70, puis la crise des subprimes de 2008 suivie par la faillite de la ville, la motor city n’a fait que mettre un genou a terre et se relever, et le plus souvent par la volonté et les efforts de sa population. D’ailleurs les Detroiters n’ont aucune illusion sur ce qu’ils peuvent attendre de l’Etat. Si les maisons des banlieues présentent avec une fierté patriotique la bannière étoilée, comme souvent aux Etats-Unis, dans Detroit même il n’y a pas un drapeau à l’horizon. Ce qu’ils n’attendent plus de l’extérieur, ils le font eux-même. Tout autour de chez Submerge les maisons se font retaper par les habitants, les jardins deviennent communautaires. 

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La ville qui a repris possession de beaucoup de propriétés les vend aux enchères à des prix ridicules. Seule obligation pour les acheteurs : les remettre en état et aux normes en 6 mois, afin de s’assurer qu’elles seront bien habitées rapidement et pour éviter la spéculation à long terme. Et 6 mois ce n’est pas beaucoup quand il ne reste qu’une carcasse ; la plomberie, les gouttières, le moindre fil électrique ayant été arrachés des murs pour être vendu au poids. Beaucoup de terrains ont été par contre sacrifiés. Pour éviter que les maisons abandonnées ne deviennent des crack-houses, des bordels ou plus simplement des lieux à risques d’effondrement, la ville en a démoli beaucoup. D’autres, privées, ont été incendiées pour éviter d’avoir à payer les frais de démolition. Et sur ces ruines la nature a repris ses droits. Chaque jour où je me balade en vélo dans la ville je me dis que cette ambiance bucolique d’une ville verte vivant au ralenti je le dois beaucoup à la saison. La même ville visitée pendant l’hiver rude de la région des grands lacs aurait sûrement été beaucoup plus glauque. 

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Le centre-ville, lui, est l’image du renouveau de la ville, le "New Detroit". Avec une rapidité qui désoriente les locaux, downtown est maintenant plein de commerces, de nouveaux condos, les casinos rivalisant de lumens pour illuminer la nuit. Assis a la terrasse d’un bar, les Djs du Detroit Techno Militia me montrent du doigt un immeuble fraichement rénové avec un magasin d’une grande chaîne au rez-de-chaussée. "Il y a même pas 5 ans ici c’était un squat ou on faisait des raves technos, me racontent-ils, et le quartier craignait tellement, arpenté par des zombies de crack-heads, qu’on laissait rien dans la voiture et on marchait vite, très vite, de la place de parking à la soirée. TRÈS vite. Et jamais seul." 


Aujourd’hui le centre-ville est pris d’assaut le week-end, et Broadway devient la rue de parade des low-riders qui viennent faire rebondir leurs carcasses, des motards en trikes sans casque avec une meuf en minijupe et talons à l’arrière, des SUV aux jantes dorées et des muscles-cars à la sono digne du Movement Festival

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Si la ville n’est plus considérée comme une ville de la fête et de la nuit, les clubs fermant tôt (à l'heure limite de vente d’alcool) et la police ayant mis fin à la scène rave à coups de descentes à l’arme automatique, il y a une chose que possède Detroit qui manque sévèrement aux villes qui s'enorgueillissent de leur scène, Berlin et Paris comprises : la simplicité, la diversité et l’humilité. Je suis tombée amoureuse d’endroits comme le Motor City Wine, un bar à vin avec un dancefloor où les grands Djs de la ville, Underground Resistance inclus, viennent jouer pour un public composé d'êtres humains chaleureux et touchants que les clubs les plus cools ne laisseraient jamais entrer. Peu nombreuse, cette foule était pourtant la plus inclusive que j'aie vue depuis longtemps. Tous les âges, toutes les origines, toutes les carrures, sans discrimination. 


Des gens en tongs, des gens en talons hauts, des gens en fauteuil roulant, des danseurs à l’ancienne qui se lancent spontanément dans des chorés de groupes, des lesbiennes geeks, des bros en chemise et casquette de baseball, des meufs qu’on croirait sorties d’une pub H&M x Coachella, des hommes en costard enlaçant leurs partenaires dans un slow langoureux en plein milieu d’une foule sautillante, des technoheads tout en noir dignes d’une queue du Berghain, des mecs ultra basiques qui ont des gueules de comptables sortant d’une réunion, des transgenres en habit de lumière, des couples de quinquagénaires qui se frottent dans un coin, des hippies qui ressemblent à Jesus... 

Les tables sont couvertes de gobelets en plastique pour l’eau qui est mise à disposition dans un coin. Personne n’est foncedé, personne n’est bourré et pourtant tout le monde danse de manière effrénée comme si demain n’existait pas alors qu’il n’est que 23 heures. Et tout le monde danse ensemble comme si tout le monde appartenait au même monde - et c'est le cas, puisque la musique les a réunis. Les clubs de Berlin ouvrent peut-être leurs portes à des soirées de 72 heures et Paris ou New York ont peut être l’impression d’être plus cool que la plus cool de tes copines, mais toutes ces villes auraient beaucoup à apprendre de Detroit quand il s’agit de créer des ponts entre les communautés et de laisser les gens danser ensemble sans jugement de leur validité et de leur niveau de "cool". 


Cet esprit de famille se retrouve aussi dans des festivals comme le Charivari, ou pendant un week-end et sur 3 petites scènes installées dans un parc au bord du fleuve, une programmation consacrée aux artistes de la ville (et qui n’a pas peur de faire de la place aux femmes dans son line-up) fait danser quelques petites centaines de têtes, encore une fois bien diverses, sur les sets de vétérans comme Mike Huckaby, Delano Smith, Terrence Parker ou DJ Minx. Pas besoin de machines à fumée quand on peut se perdre dans la fumée des barbecues. Pas besoin de se prendre au sérieux quand on voit Huckaby courir partout en demandant à la moitié de l’assistance (forcément composée de beaucoup de Djs) si quelqu’un n'aurait pas des cellules à lui prêter. On sent la force et l’union d’une communauté bien rapprochée qui a l’habitude de construire et célébrer ensemble. Dally in the Alley en est un autre exemple. Parti d’une block party il y a 40 ans qui chaque année s’est élargie à la ruelle d’à côté, c’est aujourd’hui un festival de rue, toujours gratuit, occupant tout un quartier, faisant jouer les pointures comme la nouvelle génération.

Detroit, encore une fois, n’est pas l’Amérique et représente en même temps son extrême. Quand des villes comme San Francisco vise le zéro déchet, Detroit, elle, ne recycle pas. Mais alors pas du tout. Il y a bien un programme volontaire auquel on peut s’inscrire pour recevoir une caisse que le mairie vient récolter toutes les deux semaines, mais personne n’y participe. Non, à Detroit, on brûle. TOUT.  Pour en avoir confirmation, il suffit d’aller faire un tour du côté de Zug Island, une île artificielle recouverte d’usines sidérurgiques aux abords mêmes de la ville ou Mike m’emmène, au cours d’une longue balade en voiture lors de ma dernière nuit à Detroit. Il est 3h du matin et les cheminées crachent des flammes oranges et bleues hautes de plusieurs dizaines de mètres dans le ciel noir. L’air est irrespirable, les études menées ici ont d’ailleurs mis à jour un taux incroyable de plomb et ceux qui habitent dans le coin, (parce que oui, il y a des gens qui habitent dans des maisons-là, coincées entre l’usine de traitement des eaux usées et les usines transformant le metal) ont un taux de cancer parmi les plus hauts de la nation. La surface qu’occupe les usines est si étendue que l'on pourrait croire que c'est une ville en elle-même. Des espaces  de la taille de gigantesques quartiers ne sont en fait que les sous divisions A-B-C-D (etc...) des mêmes usines.

Pendant cette dernière virée, Mike m’emmène du quartier de son enfance aux coins les plus riches (et les plus blancs) de la ville. Pour pouvoir y circuler sans embrouilles, il a emprunté la caisse de sa femme, son truck à lui y aurait fait tache. Il me prévient d’ailleurs, que si on se fait arrêter par des flics il faudra que je joue le jeu, parce qu'un Noir n'est pas censé se balader dans ce coin , encore moins avec une Blanche à ses côtés. À chaque fois qu’on croise une voiture de flics, je vois ses mâchoires se serrer et un silence s'installe dans la voiture jusqu’à ce que les flics disparaissent du rétro. 


Il m’emmène aussi voir les endroits d’où partent les drag races, les marques de pneus griffant la route de noir. Le maire de Detroit commence à comprendre que la ville pourrait bénéficier grandement de son passé culturel que le reste du monde honore mais qui reste quasi inconnu ici. Si on joue de la techno dans tous les clubs et que Fast & Furious doit en être a son 24ème épisode, beaucoup de gens du coin n’ont aucune idée de leur importance, voire de leur origine. 


Or redorer son image, faire venir les touristes, créer des activités rémunératrices, la ville en a grandement besoin. Les rencontres et autres réunions avec le cabinet du maire se multiplient. Il est aujourd’hui question de fermer l’aéroport domestique, en faillite depuis des années pour le transformer en lieu de la techno la nuit et en circuit de drag race le jour. On sent l’influence des délégations berlinoises venues expliquer comment l’industrie de la nuit a apporté du cash à l’une des villes les plus pauvres, détruites et abandonnées de l'après-guerre. Et comment cette industrie a fait naître un tourisme spécifique.


Aujourd’hui Detroit veut faire fructifier son passé. Avec un peu de chance, l’histoire de la techno, d’Underground Resistance et du drag race ne sera pas complètement Disneyisée au passage.

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Le prochain EP de La Fraîcheur Hubble Flow sort le 31 janvier chez Panal Records