Crédit photos : Leda Le Querrec
Sons d’hiver, vingt-sixième édition. Pareille aux années précédentes et en même temps chaque fois différente, cette mouture 2017 a quelque chose du festival de jazz idéal : une musique souvent très loin des clichés qui lui sont associés, malgré la moyenne d’âge élevée du public, et des projets originaux et irrévérencieux.
La musique free (qu’elle soit free jazz, musique improvisée ou plus inclassablement expérimentale au sens large) en France est dans une situation paradoxale. Plus active que jamais – on ne compte plus les salles de concert, les labels, les individus qui la font vivre – elle reste pourtant marginale lorsqu’on la resitue dans l’ensemble du paysage musical. Au-delà de la bataille quelque peu éculée entre mainstream et underground, le problème de ces musiques tient aujourd’hui à la contradiction qu’elles connaissent entre leur efflorescence marginale et précaire et leur assagissement lorsque, reconnues, elles sont subventionnées et élargissent leur audience. D’un côté cette musique vit secrètement – je pense au non_jazz, à la programmation des Instants chavirés, au label Potlatch, et à mille autres initiatives qui ne viennent pas en tête –, de l’autre, elle s’assagit du côté des institutions – à la Philharmonie on donne aussi bien Stockhausen, Feldman, Garth Knox et Bryce Dessner que, cette année, des hommages à Chet Baker avec Camelia Jordana ou des concerts de Matthieu Chedid ou Vincent Delerm, dans un grand écart assez "what the fuck" entre l’avant-garde la plus institutionnelle et la variétoche la plus moisie.
Sons d’hiver, beau festival qui se tient depuis vingt-six ans en janvier et février dans plusieurs villes du Val de Marne, connaît bien cette contradiction (entre marginalisation et institutionnalisation, pas entre avant-garde et variét !) D’un côté, le festival invite chaque hiver de grands noms et des étoiles montantes du free jazz américain et français et les réunit dans des projets originaux où la great black music venue des USA côtoie la musique improvisée européenne ; de l’autre l’affiche peut donner parfois le sentiment de jouer la carte d’une relative sécurité, en programment des musiciens désormais habitués au festival. Les mauvaises langues diront qu’ils y ont leur rond de serviette mais comme on ne bullshite jamais chez The Drone, on ne fera pas la fine bouche et on dira que c’est l’occasion de voir jouer des musiciens qui restent peu invités en France. C’est pas du pipeau d’ailleurs : où voir jouer cette année Wadada Leo Smith, Nasheet Waits, Ernest Dawkins, Craig Taborn et David Torn sinon à Sons d’hiver ? Et que l’on ne s’y trompe pas : Sons d’hiver est très certainement le plus beau festival de jazz en France, très loin, dans son esprit, des grosses machines estivales du sud pour baby-boomers fatigués.
Cette année à Sons d’hiver, on aura donc écouté, dans l’ordre : Nasheet Waits en quartet et Ernest Dawkins à la tête d’un big band, le Spring Roll de Sylvaine Hélary invitant Kris Davis et Wadada Leo Smith en duo avec Vijay Iyer, le trio d’Aron Ottignon ouvrant pour un hommage de Roscoe Mitchell à Coltrane, Dave Douglas en trio avec Marc Ribot et la très rare Susie Ibarra et le quartet de Régis Huby, et enfin la sixième mouture du projet The Bridge avant David Torn accompagné des brûlants Tim Berne et Ches Smith. Il y avait encore bien d’autres musiciens à écouter cette année : un solo de Craig Taborn et un autre de Amina Claudine Myers, Jaimeo Brown, James Brandon Lewis en trio ou Archie Shepp. Et tant pis si la moyenne d’âge du public et des musiciens est élevées : great black music matters !
Je disais que Sons d’hiver jouait la carte d’une relative sécurité, et en même temps, indécrottable conservateur aimant la musique moderne, je n’aime rien tant que les meilleures soupes issues des vieilles marmites. Et donc, pour la soirée d’ouverture, vendredi 13 janvier, le quartet de Nasheets Waits m’aura davantage convaincu que le projet d’Ernest Dawkins, conduisant un grand ensemble en hommage à James Reese Europe, dans une musique qui fait le grand écart entre marching bands et sonorités électroniques agrémentées de vidéos expérimentales et de numéros de danse (je vous entends déjà soupirer). Je me souviens avoir vu Nasheet “Heavy” Waits pour la première fois en 2010 à Sons d’hiver ; il bastonnait alors ses fûts au service du trio de Rob Brown. Il revient cette année à la tête d’un quartet qui a déjà 10 ans, Equality, où jouent Darius Jones, Mark Helias et Aruan Ortiz. On sent, dans cette musique, qu’Andrew Hill a été le premier grand partenaire de Waits : sa musique lui doit beaucoup, notamment cette manière qu’elle a de jouer sur le fil du rasoir, entre thèmes énergiques et atonalité agressive, pauses réflexives et débondage total des instruments, en toute liberté de geste et de sonorité. Le concert commence donc piano avant de s’engager dans des montagnes russes où le feu de l'alto de Jones le dispute au piano percussif et timbral d’Ortiz. Un habitué du festival quitte son siège pour entamer une danse de Saint-Guy sur le côté de la salle, les hourrah fusent, Waits présente son quartet mais pas un poil de gras hors de ça. Le concert est mené tambour battant une heure durant, pour le meilleur.
La deuxième partie sera à mon avis moins convaincante. On peut louer tout de même Ernest Dawkins de s’être aventuré dans des terres qui lui sont inhabituelles. Mais la musique elle-même, qui mêle musique de marching band, spoken word et sons électroniques, a quelque chose d’un peu convenu dans sa volonté de sortir hors de supposés sentiers battus : les musiciens sont bons, le solo de ténor du tout jeune Isaiah Collier restera dans les mémoires mais l’ensemble fait parfois patchwork mal assemblé, interdisciplinaire pour dire que la musique, c’est pas seulement la musique, tout ça. Je dois dire que la nécessité m’en a quelque peu échappé.
Je remets les pieds au festival le mardi soir suivant, le 17 janvier. A l’affiche, Spring Roll mené par Sylvaine Hélary et un duo Vijay Iyer/Wadada Leo Smith. Ce soir, Spring Roll joue à deux pianos : Hélary a invité Kris Davis, rencontrée à New York. La musique de Spring Roll est emblématique de ce qui se fait en France dans le champ jazzistique : une musique à mi-chemin de la composition et de l’improvisation, nourrie aussi bien de la tradition du jazz américain que des courants plus marginaux de l’improvisation européenne et de la musique savante et des réjouissances plus pop (le Moog est de sortie !). Le groupe entonne ce soir-là une série de compositions, dans lesquelles il ménage des espaces de liberté où les deux pianos se déchaînent (Kris Davis n’est pas avare en clusters !) et où les percussions métalliques (vibraphone et autres) de Sylvain Lemêtre s’en donnent à cœur joie. Ce rouleau de printemps sonore ressemble beaucoup à ce qu’aurait donné la rencontre de Miles Davis période Bitches Brew et de Stravinsky. Je sais, vous trouvez l’idée bizarre, et moi aussi d’ailleurs, mais en vérité, sur scène, c’est bien.
Le duo Vijay Iyer/Wadada Leo Smith restera quant à lui un des moments attendus du festival. La musique de Wadada Leo Smith atteint presque toujours des sommets en duo et on n’a pas souvent entendu Leo Smith s’acoquiner avec un pianiste. La musique du duo, ce soir-là, est comme épurée, raréfiée. Plus que jamais, Leo Smith semble suivre l’adage de Miles : "Don’t play the butternotes !" Les deux compères jouent chacun, plus que jamais, dans les silences et les replis de l’autre. Vijay Iyer joue du piano, un Fender Rhodes augmenté d’effets et une sorte de dispositif électronique équipé d’une antenne qui capte des fréquences radio aléatoirement. Autour de ces sons venus de l’extérieur comme des esprits, Leo Smith et Iyer tissent un canevas de notes tour à tour stridentes (les aigus de la trompette) et cotonneuses (les basses du Rhodes) dans une conversation à deux voix qui relève du dialogue mystique autant que de l’échange musical. Ça pourrait vite tourner au délire new age gavant avec une trompette pour caution, mais c’est sans compter l’approche matérialiste que les deux ont de leur instrument. Bingo, donc !
Dix jours plus tard, on poursuit dans le matérialisme religieux (sic) avec l’hommage de Roscoe Mitchell à Coltrane. Le sextet réuni pour l’occasion rassemble Mitchell, une de ses sections rythmiques habituelles (Junius Paul à la contrebasse et Vincent Davis à la batterie) et une section de cordes (Mazz Swift au violon, Tomeka Reid au violoncelle, Sylvia Bolognesi à la contrebasse). La manière dont Mitchell intègre ces cordes à son set est tout sauf conventionnelle : plutôt que de l’utiliser pour ses couleurs orchestrales, il va utiliser la matière sonore, les timbres et le spectre des instruments (des aigus du violon aux graves de la contrebasse) comme une sorte de magma sonique à découper et à sculpter. Le set de Mitchell contient des moments de pure folie sonique, où les six musiciens jouent ensemble frénétiquement, dans la maîtrise et le chaos les plus complets. Ces moments d’emballement perdent l’auditeur dans un labyrinthe d’hallucinations auditives : on est littéralement paumé au cœur de la musique comme à l’intérieur d’une soufflerie géante. On ne peut que remercier Mitchell d’avoir évité l’hommage littéral à Coltrane : à part deux ou trois bouts de thèmes coltraniens qui s’agitent au milieu du maelström, Roscoe laisse tranquille le fantôme de Coltrane là où il est (et on le comprend, il doit en avoir marre de tous ces featurings post-mortem, le bougre !) Meilleur hommage possible donc : l’irrévérence. De la part d’un membre fondateur de l’Art Ensemble of Chicago, on n’en attendait pas moins.
Le lendemain, changement de programme complet : le quartet de Régis Huby, avec Marc Ducret à la guitare, Bruno Angelini aux claviers et Michele Rabbia à la batterie, propose une sorte de musique de chambre bruitiste, où les improvisations très "deerhoofiennes" de la guitare et de la batterie sont cadrées par la régularité du violon et des claviers. Le quartet joue une longue suite en trois parties qui connaît quelques moments de ventre très mou, mais le reste du temps, Rabbia et Ducret s’illustrent énergie.
Le New Sanctuary trio de Dave Douglas, avec Susie Ibarra et Marc Ribot, enfonce le clou électrique. Sans compter que toute la salle exulte de voir sur une scène française Ibarra, qui s’est faite rare sous nos lattitudes. Le trio joue une musique au cordeau, ravive les spectres de la no wave et de la scène downtown new-yorkaise ; Ibarra abat ses roulements de toms avec une classe pas possible et Douglas ironise sur Trump ou balance des blagues de juif new-yorkais pas piquées des hannetons entre deux saillies à la trompette. Le trio fait suite à un projet déjà ancien de Douglas nommé Sanctuary, et même si le line up est totalement différent, il en reprend l’esprit : de courtes compositions solidement architecturées, presque des miniatures, remplies de cloches et de percussions discrètes qui font une musique presque atmosphérique, avant que la trompette et la guitare ne la déchirent avec rage.
Dernier acte du festival pour moi : le concert de The Bridge et celui de David Torn, entouré de Ches Smith et de Tim Berne. Pour ceux qui ont suivi leurs débuts depuis quelques années, The Bridge n’est pas une formation : il s’agit d’un projet transatlantique qui réunit, dans des formations éphémères, des jazzmen américains le plus souvent issus de l’AACM à Chicago et des improvisateurs français. Piloté par Alexandre Pierrepont, pour qui le sens profond du jazz réside dans l’invention, par la musique, de nouvelles formes de conscience et d’existence (on ne saurait lui donner tort !), The Bridge invente une nouvelle idée de la musique à plusieurs, qu’elle débarrasse par la même occasion de ses labels : plus de nom, plus de groupes fixes, juste des formations plus ou moins durables, qui jouent aux USA puis en France ou inversement, avant d’enregistrer chaque fois un disque, puis de disparaître. L’an dernier, Sons d’hiver avait proposé un formidable concert de The Bridge à Arcueil, qui réunissait Joe McPhee, Daunik Lazro, Joshua Abrams, Guillaume Séguron et Chad Taylor. Cette année, The Bridge réunit Jaff Parker, Ben Lamar Gay, Denis Fournier, Joachim Florent et Ari Brown en guest star de dernière minute. Le set est en demi-teinte par rapport à l’an passé : moins d’éclats, moins de fulgurances, moins d’invention, malgré d’indéniables beautés, mais quelque chose de plus sage dans la rythmique et les timbres des musiciens. Jeff Parker se balance pépère sur sa guitare quart de caisse, à l’image de ce set que je trouve par moment un peu trop tranquillou par rapport aux autres éditions de The Bridge que j’ai vues.
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