Fils du peintre chilien Roberto Matta, frère du plasticien et architecte Gordon Matta-Clark et de Federica Matta, l'artiste pluridisciplinaire français Ramuntcho Matta a vécu dans une illustre famille de créateurs en choisissant d'abord la musique comme principal support, notamment lorsqu'il habitait à New-York à la fin des années 70.
Le tube "Toi, Mon Toit"
"Je fais une grand distinction entre l’art et l’industrie du disque. Ça m’est tombé dessus, je n’ai rien fait pour, ma mère est tombée malade et je suis tombé amoureux. Pour Toi Mon Toit, j’avais en tête un morceau de Meredith Monk qui faisait you you you you, et moi j’entendais toi toi toi toi, c’est comme ça que "Toi Mon Toit" est née. C’était une vraie chanson d’amour."
Depuis, Ramuntcho Matta semble avoir passé son temps à semer ses poursuivants, des requins de maisons de disques aux promoteurs, producteurs ou mécènes plus ou moins mal intentionnés. Il s'est rapidement lassé du milieu de la musique dans lequel il évoluait ("des gens qui ne se nourrissent que de musique, donc très limités"), a ajouté à son arc musical des compétences plastiques, et s'est également aventuré du côté de l'art vidéo. Lizières est un peu la résultante de toutes ces composantes, un lieu où il est permis de "se nourrir d’autres choses, éviter la musique pour musiciens ou les écueils de l’art pour l’art".
Lizières, "centre de cultures et de ressources"
À une centaine de kilomètres de Paris, près de la ville de Château Thierry dans l'Aisne, le château de Lizières tient autant du lieu de villégiature pour artistes, poètes, musiciens, philosophes, que du studio d'enregistrement en bonne et due forme. Initié en 2008 par Ramuntcho Matta, Lizières se définit comme "un centre de cultures et de ressources" ; en plus d'inviter des artistes en résidence, l'endroit propose des pique-niques philosophiques, des rencontres, des séminaires, un studio d’enregistrement donc, mais aussi une salle de projection et d'exposition.
Lorsqu'on se rend sur place, ce qui frappe d'abord, c'est, pour nos yeux et oreilles parisiens d'ordinaire si enclavés, une profondeur de champ qui invite à la réflexion mais qui permet également le lâcher prise intellectuel et créatif. Les salles concomitantes donnent l'impression d'un espace ouvert en même temps qu'en vase clos, un réceptacle propice à la création car débarrassé des agents extérieurs et pollueurs de la ville.
Le studio de Lizières ne ressemble pas au studio d'enregistrement lambda : s'il y a bien une console quelque part, elle est cachée au fond d'une pièce, comme pour ne pas parasiter l'acte créatif à l'œuvre. Il s'agit ici de faire oublier que le studio est là, en se faisant le plus discret possible, en reliant tous les instruments, les amplis et les micros disséminés dans les pièces à la console principale, mais sans que cela ne soit ostentatoire ni même visible. Parfois, Ramuntcho Matta se tient même dans un coin de la pièce et laisse la console allumée : les musiciens ne savent alors pas que leurs improvisations sont enregistrées.
Stratégies d'évitement
Ce dernier nous dit ainsi : "Le nom de Lizières vient du fait que j’ai le sentiment que beaucoup d’attention est donnée à la centralité des choses, alors que j’ai l’impression que c’est à la périphérie que les choses intéressantes se passent."
On a souvent glosé sur la marge en musique sans savoir vraiment ce que cela voulait dire, à part un vague sentiment d'indépendance et cette notion un peu romantique et datée de pureté d'artiste. Ramuntcho Matta, lui, ne l’a pas seulement activement recherchée, mais il a joué avec durant ses années d'exploration formelle, à coups de tours de passe passe, de parties de cache cache avec le succès et de stratégies d'évitement.
“Après "Toi Mon Toit", beaucoup de maisons de disques m’ont donné beaucoup d’argent pour refaire des tubes. Mais moi ça ne m'intéressait pas, j’allais à fond dans la direction de l’artiste. Les mecs de maisons de disques gueulaient, mais je leur disais que c’était précisément mon travail, d’accompagner les artistes.”
Famille et entourage
Lorsqu’on le rencontre à la terrasse d’un café parisien, Ramuntcho Matta a le regard à la fois perçant et transparent. La conversation que nous tenons tient plus du cours d'eau miroitant que de l'interview lancée sur des rails et menée tambour battant - ce qui est plutôt rare et précieux de nos jours. Discuter avec Ramuntcho Matta, c’est déployer une suite de petites touches éparses, de croquis de pensées et de prises de parole sur le monde aussi tranchées que justement hors-monde. Ce qui transparait, c’est un homme qui semble non pas seulement affectionner les pas de côté, mais qui a fait du retrait son modus operandi.
Diagnostiqué autiste à la naissance, on se demande dans quelle mesure sa famille et son entourage et son environnement direct a dû jouer un rôle dans la constitution d’homme, d’artiste, de quasi mécène et de producteur qu'il est aujourd'hui. Ce qu'on se dit, c'est que sa production musicale ainsi que son rapport à l'idée de processus créatif ont amené une sorte d'humilité tout autant qu'une envie (un besoin?) de se mettre à l'écart des choses tout en les observant (“Si on veut avancer, il faut rester dans l’ombre. C’est de là qu’on voit le mieux la lumière”). À l'âge de quinze ans, il fréquentait déjà Burroughs, Don Cherry, les poètes beat mais surtout Brion Gysin, poète sonore et écrivain beat américain qui avait élu résidence à Paris, et véritable inventeur de la technique du cut up selon Burroughs.
"Je suis tombé sur un directeur d'école quand j'avais 15 ans qui m'a fait un deal : tu viens en cours de philo et de poésie et je ne dirai pas à tes parents que tu ne vas pas à l'école. Je veux que tu ailles faire les courses pour un ami à moi qui est très malade. Cet ami c'était Brion Gysin. Je me suis trouvé l'assistant et le secrétaire de Brion Gysin. Mais surtout je découvre Burroughs, Iggy Pop, David Bowie, Ginsberg. Je lis ce livre qui s'appelle The Third Mind qui montre qu'à deux personnes on peut créer une troisième personne. Donc mon travail, quand je travaille avec un artiste, avec un autiste, avec un musicien, c'est essayer de voir ce qu'il y a en lui, c'est pas de projeter. J'ai une espèce de don pour rendre la personne à l'aise avec son mal-être".
Le temps et les autres
Le travail d'artiste n'est alors plus vu comme un sacerdoce ou une nécessité, mais plutôt comme une discipline de modestie, entre l'ouvrage et l'artisanat, un peu comme ces familles d’artistes qui léguaient leur savoir et leur art comme on se passe l’entreprise familiale – le premier exemple qui vient en tête est sans doute celui des Coppola en cinéma. Mais le cas Matta est un peu plus compliqué que cela : lui a choisi volontairement de se mettre de plus en plus en retrait au fur et à mesure de sa carrière. C'est peut-être aussi et surtout car le monde changeait autour de lui, et, par la force des choses, l'a amené ainsi à s'effacer.
Parfois, on ne sait pas vraiment ce qui relève de l'invention et de la vérité lorsqu'on discute avec Ramuntcho Matta. L'histoire de sa famille, de ses rencontres et de ses entremises sont tellement étonnantes que l'on ne sait par instants que croire, et sont parfois même à la limite parfois de la thèse complotiste (notamment lorsqu'il nous dit que le rap ou la drogue sont des entreprises gouvernementales destinées à endormir la population).
Mais quitte à choisir entre l'affabulation inspirée et le raisonneur pragmatique (et donc terriblement ennuyeux), on choisit bien évidemment la première, bien plus féconde en entièreté et en soubresauts enthousiastes. Les propos de Ramuntcho Matta dénotent avant tout une curiosité et un romantisme non feints qui paraissent d'autant plus essentiels à notre époque de l'art entrepreneurial et de la création spéculative. Peu de gens mettent ainsi aujourd'hui le temps et de l'espace au cœur de leur propos ; aussi, peu de gens placent l'expression artistique à ce point comme expérience du vivant aujourd'hui.
On se dit que Lizières est un peu comme ça : un lieu où l'on laisse advenir ce qui doit advenir, plutôt que de tenter de cadrer, de freiner ou bien de marchander toute expression artistique dès lors que cette dernière veut bien prendre corps. Un lieu qui semble avoir pris acte de la nécessité de retrait aujourd'hui, de penser hors du monde pour pouvoir prendre le juste recul nécessaire sur les affres du monde.
Ramuntcho Matta : "J’ai eu une période difficile qui a duré trois ans. J’étais paralysé je n'avais plus de bras et plus de jambes. Et quand j’ai commencé à marcher à nouveau je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de lieu où aller pour se reconstruire. Parce que le temps est devenu tellement étroit et l’argent est devenu tellement cher… Vivre oui, mais à quel prix ?"
Propos recueillis par Marc-Aurèle Baly et Arthur Cemeli.