Un soir de 1991, le chanteur-claviériste d'un groupe soul de Richmond, Virginie vient ajouter son nom à une liste où figurent ceux de Billie Holiday, Jimi Hendrix, Ella Fitzgerald, The Jackson 5 ou des Isley Brothers en remportant l'Amateur Night de l'Apollo Theatre de New York. 


Le groupe s'appelle Michael Archer and Precise, il est emmené par un jeune homme de 18 ans, Michael D'Angelo, et remporte le titre trois soirs d'affilée. 

NEO SOUL


C'est à ce premier fait de gloire - suivi par une tentative de hold-up manufacturée par une major au sein du trio hip-hop I.D.U - qu'on fait remonter la mise en chantier de Brown Sugar, l'album qui va mettre D'Angelo sur orbite 4 années plus tard. 


De la soul (jeu de mot involontaire) avec laquelle il a grandi et dont il a patiemment appris tous les tricks - pour rappel, King Curtis a carrément pondu un manuel en ce qui concerne celle de Memphis -, il garde la chaleur des thèmes instrumentaux, les accords diminués, le piano électrique de Donny Hathaway, le timbre haut perché et légèrement voilé de Curtis Mayfield ou Al Green et des harmonies vocales à faire défaillir Richard Spencer


Du hip-hop, il retient la froideur métronomique et les caisses-claires qui claquent en faisant jouer ses batteurs avec la même raideur que des MPC, la prépondérance de la basse, la simplicité des structures en 16 mesures et un phrasé où la rythmique compte autant que la mélodie. Il le dit lui-même dans une interview d'août 1995 au Los Angeles Times : "Quand j'étais adoRakim et KRS-One étaient mes héros." 


Car parallèlement aux gigs de plus en plus fréquents de Michael Archer and Precise, le jeune Michael D'Angelo se fait appeler Chilly Chill et organise des compéts de MC's dans les toilettes de son lycée de Richmond. Deux avatars différents qu'il va faire entrer en collision avec Brown Sugar

A QUIET STORM


Le parcours et le double amour de D'Angelo pourraient expliquer à eux-seuls la fusion qu'il s'apprête à opérer entre luxuriance soul et minimalisme hip-hop, mais on peut aller chercher ses causes encore un peu plus loin. Par exemple dans le répertoire de son premier groupe, qui se divise en trois : un tiers de compositions originales, un tiers de reprises d'Al Green  et un tiers de reprises de Smokey Robinson.


Et on soupçonne pas mal le jeune loup aux dents longues de s'être beaucoup intéressé à la seconde partie de la carrière du vieux routier Motown, qui après s'être illustré comme leader des Miracles, a sorti en 1975 un album qui a fait école : A Quiet Storm

Alors que les trois-quarts de leurs collègues sont occupés à monter le tempo et à doubler les croches pour suivre le rythme des danseurs cocaïnés du Studio 54, Smokey et son arrangeur Russell Turner mettent au point leur plan à eux pour envahir les ondes-radio : une méga-fusion qui va taper dans le jazz, la pop et le R&B, toute en lenteur mellow, en mélodies attrape-tout et en thèmes suaves. 


De l'easy-soul calibrée pour les gros networks américains, qu'elle envahit tranquillement - notamment grâce à un jeune DJ du nom de Mervin Lindsey - loin de la frénésie disco, du grand délire funk(adelic) ou du hip-hop balbutiant et déjà mal-élevé.  


Autant de leçons que D'Angelo va prendre le temps de méditer au moment de s'atteler à l'enregistrement de son premier LP. 

CURTIS + KURTIS 


Double influence, voix d'ange et super production, beaucoup de choses étaient en place pour faire de Brown Sugar un marqueur du hip-hop 90's. Mais le coup de génie du disque c'est d'avoir trouvé une solution à une équation que beaucoup de rappeurs n'ont pas résolue avant l'apparition de l'auto-tune : c'est D'Angelo qui rappe sur le couplet et qui chante sur le refrain, souvent dévolu chez les autres à des chanteuses soul à peine créditées dans les liner-notes des albums - à moins d'être Chaka Kahn


Double-emploi thug / sensible, rappeur / soulman, masculin / féminin assez logique pour un mec qui s'est fait en jouant des classiques d'Al Green, bâtard sensible avant la lettre capable de faire sonner une sombre histoire de tromperie et de flingage de rival comme une romance sucrée.

Contrairement aux samples érudits de JazzMatazz ou au hip-hop virtuose (et un peu chiant) de The Roots, D'Angelo ne se sert pas du patrimoine de la musique noire américaine pour se donner un vernis intello ou l'inscrire dans une histoire de luttes acharnées et de misère noire. 


Il fait simplement la démonstration qu'il n'y a pas de hiérarchie entre hip-hop et soul, entre Kurtis Blow et Curtis Mayfield, entre Isaac Hayes et Biggie Smalls. Ni fusion, ni adaptation, il s'agit exactement de la même musique, comme il dit au Los Angeles Times, toujours en 1995  :"Le rap c'est la soul de la rue, ce sont juste deux méthodes de travail différentes.


Dont acte. 

La réédition Deluxe de Brown Sugar est disponible ici