"Le label Bruit Direct Disques fête ses dix ans avec un enthousiasme très mesuré, une retenue sans pareille et une discrétion maladive." Voilà comment Guy Mercier, fondateur d'un des labels suivi depuis ses débuts ou presque par Le Drone, présentait les festivités autour des 10 ans de sa structure. L'envie était trop forte de voir enfin qui se cachait derrière ses excellents disques (noise, post punk, indus, garage)et cette apparente attitude distante, réfractaire qui s'avère au bout d'une heure plutôt bonhomme et rafraîchissante.


Tu peux nous raconter ton parcours ? Comment naît ton rapport à la musique ?

J'ai commencé à écouter des disques en 1972. J'ai vu une photo de Bowie dans un magazine qui appartenait à mon père et j'ai acheté Ziggy Stardust. Tout est parti de là : Lou Reed, MC5... Je vivais à Clermont, mes parents bossaient comme psychiatres dans un hôpital. J'ai commencé à acheter des disques à cette époque dans un tout petit magasin aux Halles, à Paris : l'Open Market. Il y avait 50 disques mais ils étaient tous géniaux. Après le punk est arrivé et je suis devenu... punk (rires). C'était super.


Qu'est ce qui te plaisait dans le punk ?

L'idée de tout détruire pour reconstruire. Et les groupes étaient supers, dans la continuité de ce que j'aimais, Stooges, MC5. Et puis le côté politique me plaisait aussi. Le message était extraordinaire : tout le monde pouvait faire de la musique. Ca ne m'empêchait pas d'écouter Robert Wyatt ceci dit. Un disque qui m'a énormément marqué à cette époque avait été sorti par Scritti Politti et dans lequel ils détaillaient tous les coûts de production (Skank Bloc Bologna). Je suis de culture marxiste et pour moi ça a toujours été important de prendre possession des moyens de production. Mais les majors ont vite récupéré le mouvement. La signature des Clash sur CBS a été pour moi une grosse défaite par exemple. 

C'était quoi le contexte qui t'entourait en 2007 quand tu as monté le label ?

Après le punk, je me suis passionné pour l'acid house au début des années 90 et ensuite je me suis un peu désintéressé de la musique, je pensais à autre chose. Et puis en 2005-2006, il y a une sorte de renouveau. J'étais inscrit sur un forum très actif, Terminal Boredom, et puis il y a eu le shitgaze auquel a été associé Cheveu au début. Il y avait aussi un gars du nom de Tom Lax qui dirigeait le label Siltbreeze qui a repris du service à cette époque. J'étais porté par cette ébullition et je me suis dit que c'était le bon moment pour monter un label. J'ai repensé à Scritti Politti : tout le monde peut le faire, alors je l'ai fait.


Comment se décide la première sortie : Junior Mahkno ?

Il se trouvait que c'était mon fils et je trouvais sa musique super (rires). Je pensais que ça allait être plus facile parce que c'était mon fils mais ça a été un cauchemar. J'essayais de lui imposer des trucs, je faisais le producteur. On s'est pris la tête pendant des mois. Je n'ai plus jamais fait ça avec personne. Il a fait des productions ensuite pour Ill Bill, Necro... Ensuite j'ai fait Minitel, je les avais vu avec Afrirampo et j'avais trouvé ça génial. Ils m'ont donné les morceaux et m'ont pas laissé le choix. C'était beaucoup plus simple. J'avais un peu cette culture 70's du producteur, j'adorais Todd Rundgren par exemple. Mais bon avec Minitel c'était pas du tout ça (rires).


En 2007, il y avait moins de micro labels comme maintenant ?

Aux USA, il y en avait beaucoup. En France j'ai été inspiré par SDZ, Polly Magoo et Royal Records principalement. Au début je pensais que j'allais tout vendre et je me suis rendu compte que c'était une énorme galère (rires). Il fallait expliquer aux gens pourquoi acheter les disques. Donc je me suis mis à aller au concert avec mes disques pour les vendre. J'ai recommencé à le faire récemment, j'en ai marre de tout faire à distance et d'envoyer les disques toujours aux mêmes gens qui me répondent pas. Il y a des critiques à qui j'envoie mes disques depuis 10 ans qui me répondent jamais... merde quoi. Ce qui m'intéresse c'est sortir des trucs qui me plaisent que les groupes viennent d'Australie,de France ou du Japon. J'ai tendance d'ailleurs à signer des groupes qui splittent ou ne tournent pas.  

Tu penses aux ramifications qu'on peut trouver entre les disques que tu sors ? Est-ce qu'il existe une sorte de logique dans tout ce catalogue ? Il y a une récurrence de l'influence de la musique industrielle peut-être?

Aucune idée. Je vois des labels qui sont liés à un style de musique, une niche très particulière. C'est plus simple pour être repéré du public et vendre des disques. Mais moi j'y arrive pas. Mon distributeur anglais me demande de rédiger des fiches "recommended if you like ... " et je mets un peu n'importe quoi. Mais là ils m'ont dit que je faisais des communiqués "trop avant garde".


Tu penses à l'éventuelle réussite commerciale d'un disque ?

Le premier disque que j'ai sorti a été chroniqué dans Wire et je me suis dit "ok ça y est je vais toute vendre". Mais en fait ça n'a rien changé, c'était la grosse désillusion. J'ai beaucoup de mal à me mettre à la place de l'acheteur. C'est Scorpion Violente le groupe qui a le mieux vendu du label. Accident du Travail et Atelier Méditerranée ont bien marché parce qu'il y a des membres de Cheveu dans ces projets. 


Et quand un projet comme Scorpion Violente s'attire une certaine hype ça te fait quoi ?

Je pense que ça me fait la même chose qu'à eux. Ils ne comprennent pas et ils se posent des questions. Pour leur dernier album, on a mis presque trois ans à valider la pochette. Ils sont dans une logique de ne pas rentrer dans un certain système: "Ca marche donc on sort un produit pour faire grossir la marque." Ils ne veulent pas de ça.


Ca fait un peu sourire, "la marque Scorpion Violente".

Oui c'est sûr mais ça pourrait devenir ça. Ils m'ont raconté qu'ils avaient été invités à une soirée par Vice en Italie dans un gros club. Le promoteur leur avait demandé combien ils voulaient, ils n'avaient pas envie de le faire et ils avaient dit 6666 euros et le gars avait dit oui (rires). Ca me fait penser à Stevo Pearce qui dirigeait le label Some Bizarre et qui était beaucoup plus fort que moi en business. Il négociait toujours plus pour ces artistes. Quand il dealait avec une major pour Cabaret Voltaire il demandait du matos pour garnir le studio du groupe. Il avait compris qu'il pouvait demander ce qu'il voulait car les gens voulaient cette musique à ce moment là. Moi j'ai toujours l'impression que je ne suis pas en position de force.

Pas mal de labels cette année fêtent leurs dix ans, on dirait que toi tu t'en excuses presque...

JB de Born Bad ça fait un an qu'il fête ses 10 ans. En plus c'est même pas vrai il a commencé en 2006 (rires). Quand j'ai commencé, je l'avais appelé pour un souci de test pressing. Il m'avait gentiment expliqué que personne ne voudrait de mon disque. On a pris des voies radicalement différentes ensuite...


Il ne se cache pas de son envie de signer Noir Boy George mais Nafi dit non.

Oui, et il va continuer de dire non je pense.


Ces dix ans c'est un moment de bilan ?

Non pas vraiment. Le label est à l'équilibre depuis deux ans à peu près. J'ai parfois des états d'âme quand je vois les ventes de disque et puis ça redémarre et je finis par ressortir un disque. Mais en même temps j'ai toujours eu un "vrai" boulot à côté donc ça me permet d'être assez libre et de ne pas chercher la professionnalisation à tout prix. Et puis j'ai écrit pas mal d'articles pour Wire, I-D, j'ai fait des sites internet etc...


C'est ta façon de résoudre l'équation punk : avoir un boulot pour être libre de ses mouvements ?

C'est une forme de liberté mais il y a aussi l'asservissement immense du travail salarié. Je me pose des questions souvent : est-ce que je n'aurais pas dû renoncer à mon boulot et faire le label à fond..Mais je suis globalement satisfait. Je ne suis pas obligé de dire que Red Bull Music Academy c'est super alors que je suis contre et que ça me fait chier. A une époque j'étais beaucoup plus véhément mais je me rends bien compte maintenant qu'il y a des gens qui n'ont que ça. Ils ne sont qu' "artistes " et envoyer chier Red Bull ça n'a pas la même signification pour eux à la fin du mois. Je suis moins donneur de leçons que par le passé (sourire) .

09 NOIR BOY GEORGE embrasse moi à mort

06:39

Il y a encore des choses qui te révoltent ?

Des choses qui m'énervent oui. Quand je vois Pitchfork récupérer le terme "avant-garde" que moi je ne me sens pas légitime à utiliser ça me met en boule par exemple. En même temps quand je vais sur Pitchfork je comprends pourquoi ils ne parlent pas de mes disques. Un autre truc qui me gave c'est quand je vais voir les subventions que touchent certains labels : 5000 euros, 10 000 euros pour sortir un disque. Ca coûte 2000 euros de sortir un disque ! Pas 5000 ! Qu'est-ce qu'ils font de cet argent ?


Tu ferais quoi avec plus d'argent ?

Je prendrais un local pour mettre mon stock parce que j'ai plus de place chez moi. Mais plus tu as d'argent plus tu es poussé à en dépenser. Quand je sors un disque à 500 exemplaires, le coût de revient est à peu près de 6 euros. Ca me permet de les vendre 14 euros, parce que j'en donne et que je mets 12/18 mois à les vendre.


Justement tu as commencé le label au moment où Internet a détruit l'économie du disque et tout est devenu gratuit. Pourtant tu es toujours attaché au format vinyle, ce matérialisme va un peu contre ton discours quelque part ?

Oui c'est culturel, je suis complètement réfractaire au MP3. Quand j'achetais un disque, je connaissais toutes les notes de pochette par cœur, il y avait même une odeur quand tu ouvrais certains vinyles.


Oui mais quand tu es pauvre c'est un peu compliqué de s'acheter des vinyles à 25/30 euros (le prix moyen en ce moment pratiqué par pas mal de gens)...

Je n'ai aucune problème avec le piratage de mes disques. J'ai participé à mon niveau à l'explosion de la culture Internet et j'étais complètement réfractaire à la marchandisation totale. Dans cet écart de 6 à 14 euros, il y a aussi peut-être le fait que tout le monde ne va pas l'acheter. Je t'avoue que quand je reçois un mail de Bandcamp qui me dit "youpi, vous avez vendu pour 0,91 euros" j'ai envie de tout péter. Je déteste Bandcamp, je vais me retirer de ce truc. Ils me font payer 20$ par mois je trouve ça démentiel. Tu peux vendre des vinyles mais ils appellent ça du "merch ". N'importe quoi. Ceci dit les punks ne disaient pas "ça ne coûte rien", ils disaient "le prix du disque c'est ça".

Faire ta soirée d'anniversaire aux Instants Chavirés, ça a quel sens ?

C'est un endroit que j'aime beaucoup, où je vais souvent. JF le programmateur m'a tout de suite dit oui. Il y a des endroits où je ne vais pas et où j'irai jamais.


Tu ne vas pas à Bercy par exemple ?

Pendant longtemps j'habitais en face en fait et le groupe préféré de mon fils, qui a maintenant 12 ans c'était Daft Punk. Moi aussi j'adorais ce groupe, mais il m'a rendu fou à force de mettre les premiers disques en boucle. Il est né en 2005, l'année où ils ont joué là bas et on s'est toujours dit que s'ils repassaient on irait les voir ensemble. Mais j'ai aucune idée de ce que c'est un concert dans une grande salle. J'avais vu les Rolling Stones au 1974 aux Abattoirs devant 10 000 personnes, et puis Roxy Music avec Wire en première partie en 1978 c'était génial évidemment mais j'ai arrêté d'aller dans ce genre de trucs. Ce que je boycotte plus ce sont les petites salles sponsorisées par des marques ou par la mairie, mais bon il y a des degrés. J'ai organisé des choses à la galerie Treize c'est un super endroit mais ils sont aidés par la mairie, je pense qu'à un certain niveau on n'a pas le choix.

The Rolling Stones - Live Paris, June 5th, 1976 - Proshot

01:06:43

Tous les disques du label Bruit Direct sont disponibles ici.

Le label fête ses 10 ans ce vendredi aux Instants Chavirés donc avec Scorpion Violente, Minitel, Badaboum et DJ Current 88. Les places sont disponibles au juste prix ici.

photo: Los Olvidados de Luis Buñuel

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