Quelques heures avant notre interview de Jennifer Cardini, le site de référence techno Resident Advisor postait un article qui a remué le petit monde des musiques de danse : l'annonce de la fin des RA Polls, le classement de fin d'année des contributeurs du site. La raison invoquée ? Le manque de diversité des lauréats, pas assez représentatifs selon l'équipe RA des racines noires, queers, déclassées et marginales de la house et de la techno. 


Cette décision a fait écho chez beaucoup de Français aux réactions indignées de nombreux fans de Laurent Garnier, ulcérés que leur DJ préféré passe "Porcherie" des Bérurier Noir et son refrain anti-FN lors d'un set au Rex Club. Pour eux, la techno n'a pas de couleur politique, et un DJ n'a pas à donner de consigne de vote à ses auditeurs d'un soir. Prise de tête Facebook assez anecdotique en elle-même mais révélatrice d'une chose jusqu'ici passée sous les radars : une bonne partie des vingtenaires néo-clubbers ne voient pas de problème à être aussi branché ecstas et Robert Hood que saucisson pinard et Marine Le Pen. 


Un rapprochement impensable à l'époque où Cardini, Chloé, Smagghe et leurs potes faisaient du Pulp, petit club lesbien des Grands Boulevards, un laboratoire où l'on mélangeait cold-wave, house, techno, filles aux cheveux courts et frêles mecs aux cheveux longs, dont on n'a pas encore fini de recenser toutes les retombées dans la musique électronique d'aujourd'hui. 

Lorsqu'on l'appelle, Jennifer Cardini est très loin de tout ça. Plus précisément quelque part à Berlin, occupée à préparer son départ à Miami, où elle partagera l'affiche avec Red Axes, Roman Flugel et Moscoman le 9 décembre prochain.


Autrement dit une bonne partie de la famille des producteurs qu'on a regroupés sous l'appellation moitié blagueuse-moitié sérieuse "cold rave". Plus à l'aise à parler de Sheffield que d'Ibiza, à enchaîner un extended mix de New Order et une galette de DJ Stingray qu'à empiler les morceaux house-qui-fait-lever-les-bras, porteurs du flambeau des minorités dans la musique de club, héritiers par ricochet d'une part de l'héritage punk, ils ont émergé dans le sillage du bouillon de cultures du Pulp, dont Jennifer Cardini est une des représentantes les plus emblématiques.

Pourtant, lorsqu'on l'interroge sur son rôle dans toute l'affaire, la productrice minimise la portée de son influence. La boss de Correspondant préfère se placer en artisan.e du disque, tour à tour productrice, DA, DJ et organisatrice de soirée qu'en porte-voix d'une cause ou d'une communauté. 


"Je regrette la diversité qu'on avait au Pulp, où il y avait un mélange de classes, des riches, des pauvres, des blancs, des blacks des beurs" concède-t-elle, sans aller plus loin dans la diatribe. La curatrice préfère parler de la musique qu'elle aime et de celle qu'elle sort, là aussi sans distinction de genres ou de couleurs, de l'italo-disco que ses parents écoutaient à la maison - "j'ai mis du temps à y revenir, comme tous les ados je me suis construite en réaction aux goûts de mes parents" - à ses premiers amours new-wave, puis au choc lors de sa découverte de Drexciya et des  premières compils Warp, le label qu'elle cite comme modèle de Correspondant : intelligence, audace, back-catalogue hyper varié mais identité forte.  

C'est ce qui ressort de la demi-heure de conversation que la plus ancienne résidente du Rex (13 ans au compteur pour sa résidence Correspondant) nous accorde : une versatilité de goûts, d'accointances et d'influences  trop importante pour qu'elle se revendique d'un îlot ou d'une chapelle, à part peut-être celle du décloisonnement entre les gens et les genres (musicaux ou autre). Aussi à l'aise lorsqu'elle évoque Ivan Smagghe que Laurent Garnier, elle laisse à DJ Sprinkles et The Black Madonna le rôle de gardiens du temple de l'âme sacrée et des galettes / tables de la loi de la house. 

En habituée du circuit, confiante en sa force et en celle de sa musique, elle préfère continuer à regarder le futur comme il se dessine et à préparer le terrain pour ceux qui suivront plutôt que de faire vivre un passé millésimé et fantasmé par certains producteurs d'aujourd'hui : "tu sais moi, le courant revivalist qu'on connaît depuis quelques années, je n'ai rien contre, au contraire. Mais les disques qu'ils passent, je les ai joués au moment où ils sortaient. Du coup aujourd'hui, je préfère essayer d'imaginer la suite."


Un petit coup d'école amical aux collectionneurs de timbres ? Et bah sans doute.