Issue de formations très recommandables de l’underground de Melbourne (Mole House, F ingers, Tarcar), Carla dal Forno sortait l’an dernier son premier album solo, You Know What It’s Like, sur Blackest Ever Black, qui lui attirait les honneurs de la presse spécialisée (nous compris). Résultat d’un an d’expérimentations et d’improvisations entre l’Australie et Berlin, il s’y déployait un univers sombre et minimaliste, peuplé de structures analogiques rêches, de spectres dissonants et de bruits concrets. Depuis exilée à Londres pour suivre son label, elle a livré le 6 octobre dernier un EP, The Garden, où elle laisse tomber les longues plages ambient au profit de chansons lo-fi à la fois délicates et bosselées, qui rendent honneur à son talent pour écrire des mélodies intensément émotionnelles. En amont de son concert le mois prochain au Batofar, elle a accepté de répondre à quelques unes de nos questions, et de nous expliquer pourquoi le revival synth 80’s était encore loin de toucher à ses limites.
Les choses vont plutôt vite pour toi : c’est difficile de se dire que tu n’as commencé la
musique qu'il n’y a que six ans...
À vrai dire, j’ai suivi une formation classique jusqu’à la fin du lycée. Quand j’ai arrêté, j’ai commencé à m’immerger dans la scène musicale de Melbourne, à devenir amie avec des musiciens. Aller à des concerts, c’était de loin la chose la plus excitante qui se passait dans ma vie à cette époque. Alors au bout d’un moment, c’était naturel d’essayer de m’y mettre aussi. J’aimais bien la musique de Mickey Zulicki (membre de Mole House, qui gère le label Albert’s Basement et fait aussi partie d’un groupe appelé Mad Nanna, ndlr). Il a commencé à m’envoyer quelques unes de ses chansons, avec des accords simples, pour que j’apprenne à les jouer à la guitare. Il y a quelque chose de spécial avec les musiciens qui ne savent pas encore jouer d’un instrument. Ils tâtonnent, font des erreurs. Mickey trouvait cette fraîcheur intéressante chez moi. On a commencé à jammer, puis à écrire ensemble.
Ta maîtrise du classique ne t’a pas rendue moins spontanée ?
Le fait de changer d’instrument m’a beaucoup aidée à me sentir plus libre. À cette époque-là, je fabriquais des morceaux beaucoup plus rapidement qu’aujourd’hui. Je plaquais deux accords sur ma guitare, et ça me suffisait pour être satisfaite. J’écrivais de très mauvaises paroles, mais je me disais que ce n’était pas grave et qu’il fallait persévérer. Je faisais une école d’arts à côté, et j’ai toujours trouvé que c’était extrêmement difficile de peindre et de faire valoir son travail plastique. J’ai participé à des expositions, mais je n’ai jamais eu beaucoup de succès dans ce domaine. Alors qu’avec Mole House, il y a tout de suite eu des gens qui venaient à nos concerts et des labels indépendants qui sortaient nos disques sur cassette ou en sept pouces. Je me suis sentie faire partie d’une communauté.
À quel moment t’es-tu sentie prête à faire de la musique toute seule ?
On ne jouait plus trop avec le groupe, et ça faisait longtemps que j’avais envie de me lancer. J’avais des chansons en réserve que j’aimais bien, mais je savais pas comment faire pour enregistrer. Et puis je me suis juste lancée. Quand j’ai commencé à faire de la musique toute seule, je venais à peine d’apprendre à appuyer sur la touche "Play" d’Ableton. J’enregistrais avec le microphone de mon ordinateur. C’était très sommaire.
Pourquoi as-tu choisi de te concentrer sur les éléments rythmiques, la basse et les
percussions ? De quelle manière ces composantes t’ont-elles amenée à trouver ton
style actuel, proche du post-punk et de la darkwave ?
Quand j’ai commencé, je n’avais pas une esthétique particulière en tête. Par contre, j’ai rapidement décidé que je voulais concevoir un son minimal. Jouer dans des groupes jangle rock lo-fi comme Mole House, c’est une manière formidable de commencer à faire de la musique pour quelqu’un qui n’est pas expérimenté. Mais je savais qu’en solo, je voulais me frotter à un peu plus de technique. J’ai commencé à travailler seule avec des chansons que j’avais déjà écrites pour le groupe ("Fast Moving Cars" et "What You Gonna Do Now"). La première chose que j’ai faite a été de me débarrasser des accords de guitare, qui prennent énormément de fréquences. J’ai ainsi pu me concentrer sur d’autres choses comme les timbres, les matières et les bruits.
C’est aussi le moment où tu as commencé à travailler sur des synthétiseurs
analogiques. Ces instruments ont-ils changé ta manière de travailler ?
Une des raisons pour lesquelles j’ai commencé à travailler sur mon premier disque est qu’un ami m’a prêté un DX7. Sur le disque, on m’entend apprendre à l’utiliser, tenter des trucs. D’autant plus que, quand je suis allée m’installer à Berlin un peu plus tard, le type de l’appartement dans lequel j’étais logée avait un Roland D-50 programmé très bizarrement. Je n’avais qu’à jouer et à découvrir les bruits étranges qui en sortaient. Parfois je trouvais des sons cool mais j’étais incapable de les reproduire. Quand tu joues avec ce genre d’instruments, il faut avoir de la chance et être vraiment dans le moment.
A ce moment-là, tu avais aussi déjà rejoint la formation F ingers, qui avait aussi une
approche très instinctive de la musique. Ça a été une bonne formation pour toi ?
Oui, ça m’a appris à être à l’écoute de mon instrument. F ingers, c’était uniquement de l’improvisation. On se rejoignait, on jammait sur nos instruments et on enregistrait en une seule prise. Quand on est partis en tournée, ça s’est avéré un poil compliqué parce qu’on apprenait rétrospectivement comment reproduire nos morceaux sur scène. C’était amusant mais très bancal, tout menaçait toujours de s’écrouler.
Vous aviez des titres de morceaux joviaux qui référaient aux traumatismes de
l’enfance, comme "Tantrum Time" ou "Mum’s Caress After Trip"...
Ce qui est drôle c’est que c’est Sam [Karmel], un membre du groupe, qui a titré toutes nos chansons en essayant de comprendre les choses incompréhensibles que je murmurais. Or je ne suis pas certaine d’avoir jamais dit ça...
C’était comme un test de Rorschach...
C’est une bonne analogie ! Mais finalement, ça faisait sens pour chacun de nous. Parce qu’il se dégage de cette musique quelque chose de très primal...
L’improvisation fait ressortir des affects enfouis...
Au moment où je commençais à jouer seule, j’écrivais un mémoire en Art Thérapie. Je m’étais prise moi-même comme sujet d’étude, et j’essayais de m’analyser pendant que je peignais et pendant que je faisais de la musique. Comme j’ai commencé ainsi, peut-être qu’il en reste encore quelque chose dans ce que je fais aujourd’hui… Même si, au final, tous les artistes font de la musique pour s’exprimer. Je ne commence jamais un morceau avec la volonté de parler d’un souvenir ou d’une personne en particulier. Mais quand j’ai fini, je me dis : "tiens, c’est de ça dont je parlais". J’aime ne pas savoir ce que je fais quand je fais de la musique. C’est une approche très intuitive.
Tes podcasts réguliers sur NTS font le lien entre la musique dark des années 80 et
celle d’aujourd’hui. T’es-tu déjà demandée pourquoi de nombreux artistes de ta
génération (dont tes compagnons de label) étaient obsédés par cette époque-là ?
Au-delà de l’esprit d’autogestion et du goût de l’imperfection, ce qui nous touche dans ces sons-là, c’est sans doute les sujets triviaux qu’ils abordent : des choses de tous les jours comme faire à manger pour les autres, aller au jardin ou à la laverie. Ce genre de récit manque peut-être dans la pop contemporaine qui traite plutôt de grands thèmes, qui modèle la vie en mythes. "Dark" est un mot souvent associé aux artistes de Blackest ever Black pour des raisons légitimes, mais je ne suis pas sûre qu’eux-même perçoivent leur musique ainsi. Personnellement, je n’ai jamais voulu faire de la musique mélancolique. Le bonheur n’est qu’un sentiment parmis beaucoup d’autres.
Carla dal Forno sera en concert le 10 novembre au Batofar, son dernier EP The Garden est disponible sur le Bandcamp de Blackest Ever Black.