Le champ de la musique pop (autant du côté des artistes que de la critique) semble bien trop souvent vouloir échapper au discours intellectuel et à la théorie, au profit d’une approche formaliste, explorant d’abord les attitudes et les matières (la surface sans la profondeur, le son sans le sens, le contenant sans le contenu). Du coup, on a envie de saluer ceux qui, forts de leur expérience et de leurs pratiques, finissent par s’affranchir de cette sorte d’anti-intellectualisme (qui peut être de bon aloi, tourné vers les sensations, pourquoi pas) pour affirmer leurs idées, leurs obsessions, leurs recherches, dans d’autres champs que celui du concert, de la bière, de la sueur et de l’indifférenciation pop-culturelle. Ainsi, lorsqu’on a appris que le Lieu Unique à Nantes avait décidé de confier le commissariat d’une exposition d’art contemporain à une « bookeuse », Julie Tippex, productrice et organisatrice d’événements (comme le festival BBmix à Boulogne-Billancourt), on a eu envie d’aller voir sur place comment Marie-Pierre Bonniol (par ailleurs diplômée d’arts plastiques et d’esthétique) faisait un peu bouger les lignes entre ces milieux trop souvent cloisonnés.
A Nantes, il y a toujours « Les Machines » monumentales de la troupe Royal de Luxe : des araignées, des hérons ou des éléphants mécaniques qui se baladent sur l’île des chantiers navals, pour les familles et les touristes, entre Jules Verne et l’histoire industrielle de Nantes. Mais il y aussi, donc, ces jours-ci, « Les machines célibataires », plus discrètes, logées dans une des salles d’exposition du Lieu Unique, comme un îlot, un écho intime dans la ville, la « chambre » de Marie-Pierre Bonniol, donc. Le Lieu Unique semblait bien être le lieu idéal pour recevoir cette exposition, dans le cadre d’une programmation intitulée Locus Solus, puisque le dispositif imaginé ici par Marie-Pierre s’inspire également, notamment, des créations littéraires de Raymond Roussel, dont le lieu tire son nom. La juxtaposition des œuvres présentées rappelle aussi, comme un petit « théâtre de la mémoire » (Giulio Camillo), la présence visible partout au Lieu Unique (et à Nantes en général d’ailleurs) de l’histoire architecturale du bâtiment, exposant sans trompe-l’œil les vieilles pierres et poutres, le vieux béton même, à côté des éléments restaurés ou des nouvelles constructions.
Le point de départ de l’exposition sont les planches originales du livre de Michel Carrouges, un auteur proche du groupe surréaliste dans les années 1950, qui aurait trouvé un lien entre la structure du Grand Verre (ou La Mariée mise à nu par ses célibataires, même) de Marcel Duchamp, et la « machine de mort et d’extase » décrite par Franz Kafka dans La colonie pénitentiaire (appareil qui inscrit la sentence d’un jugement dans la chair même des condamnés). Croyant, intéressé par les mythes, la mystique, la spiritualité, Michel Carrouges avait réalisé un travail exégétique d'abord littéraire puis visuel (sous forme de planches cartographiques, topographiques, représentant minutieusement les machineries décrites par les auteurs, planches réalisées par son fils Jean-Louis Couturier) reliant les œuvres littéraires de Raymond Roussel (Locus Solus), Adolfo Bioy Casares (L’Invention de Morel), Jules Verne (Le Château des Carpathes) mais également Kafka, Jarry, Poe et Lautréamont. Les planches ici présentées (inédites depuis une exposition d’Harald Szeemann en 1976) initient des trajets possibles entre différentes œuvres qui sont aussi des mouvements de la pensée, de La boîte verte de Duchamp à L’orchestre de papier de Pierre Bastien, en passant par les Poèmes et dessins de la fille née sans mère de Francis Picabia, les illustrations pour L’invention de Morel de Norah Borges et les dessins de Glen Baxter ou K.P. Brehmer.
La « chambre » de cet hôtel mental, imaginal, que constitue l’exposition de Marie-Pierre Bonniol, peut aussi évoquer l’île de L’invention de Morel (peuplée d’hologrammes d’un groupe de vacanciers, produits et projetés indéfiniment par une machine à illusions) avec sa topographie particulière : son musée, sa piscine, sa chapelle et ses habitants (figurés par L’orchestre de papier de Pierre Bastien, entre petite fanfare mécanique, projections intempestives et boucle infinie). Pendant la visite de l’exposition, Marie-Pierre raconte sa découverte du texte de Bioy Casares : « Quand j’avais 16, 17 ans, j'écoutais un groupe de grindcore de Poitiers qui s’appelait L’Invention de Morel. Comme j’ai toujours voulu savoir d’où les groupes tiennent leurs noms, c’est comme ça que j’ai découvert le livre. » Puis elle développe son programme de curation : « La grande question de cette Collection Morel, c’est le dispositif, que je vois comme un geste qui permet l’ouverture d’une série de gestes : tu définis une structure de départ qui devient une machine à faire des choses. Ce qui me plait dans le travail de Pierre Bastien, au-delà de la contrainte oulipienne, c’est que, à un moment donné, il a décidé d’un dispositif d’écriture auquel il se soumet désormais. Il ne décide plus rien mais il obéit à son dispositif. Le dispositif de Pierre limite ses potentialités mais ça l’oblige à être créatif, dans une trame, un vocabulaire qu’il a créé lui-même. J’essaie moi aussi de me créer un tel dispositif, et j’essaie aussi de m’extraire autant que possible des dispositifs pré-écrits. Par exemple, je ne suis pas sur facebook, parce que je ne peux pas y poster à la fois, un texte, une image, et un son, ensemble. Tous ces trucs-là changent notre écriture, on se met à penser en 140 signes, ça nous formate énormément. »
« Les machines célibataires », plus qu’un agrégat d’œuvres mises côte à côte thématiquement, sont donc d’abord une tentative de création d’un dispositif singulier, d’un lieu à lire comme un texte (une lettre, une (des) correspondance(s)), la concrétisation d’un imaginaire subjectif, celui de Marie- Pierre : « L’imaginaire, pour moi, c’est un ensemble de figures, d’objets, d’images, de territoires, qui sont chargés émotionnellement, de dix, quinze, vingt couches de sens, de cristallisation. Tu ne peux connaitre qu’un imaginaire, c’est le tien. Et la base de la présentation de cet imaginaire, c’est un espace. Ça peut être l’espace du livre, ou un catalogue, ou une bibliothèque, mais comme un système organique. A un moment donné, il faut que ça ait lieu, que ça s’inscrive dans un lieu, de manière à relier l’imaginaire au réel et le réel à l’imaginaire. La structure que j’ai créée, Studio Walter, c’est mon atelier, qui me permet de donner à mon imaginaire des formes tangibles, mais aussi où l’imaginaire recouvre ma lecture du monde. Avec ces expos, la collection Morel, j’essaie d’inscrire toutes ces couches d’invisible, mon petit cinéma mental à moi, dans cette matérialité. ».
Ce petit théâtre de la mémoire se trouve aussi représenté dans une bibliographie subjective, présentation sous vitrine des livres de la collection personnelle de Marie-Pierre (« Ce ne sont pas forcément des beaux livres ou des éditions originales, mais ils ont beaucoup de valeur symboliquement, même visuellement, pour moi. Je ne classe pas ma bibliothèque par ordre alphabétique, mais par thèmes, affinités, correspondances. »). Elle explique ce primat donné à l’affect en posant des interlocuteurs, spectateurs, auditeurs privilégiés, idéaux, pour développer ses recherches : « Ce n’est pas un espace du fantasme, mais je voulais quand même dire que la base de la pensée, c’est l’affect. Pour moi, le discours, la pensée, ne s’articule pas si tu ne penses pas à quelqu’un, quelqu’un avec qui tu veux partager ta croyance. Grâce à ce désir, tu le fais rentrer dans ta tête, et tu lui parles, tu dialogues avec lui, et ta pensée s’articule ainsi. Toutes les questions d’élans, vers des personnes, des croyances, à un moment donné, sont des triangulations : par un objet extérieur, une personne extérieure, tu peux accéder à des zones inconnues de toi-même. ».
A la fin de la visite, Marie-Pierre Bonniol vise même à rejoindre l’universel et le singulier, le haut et le bas, en évoquant l’idée que, si on se tourne vers ses passions véritables, l’intime peut être une voie d’accès à l’universel. L’exposition ménage ces passages de l’un à l’autre, en installant un petit lit ou un véritable bureau (« de correspondances ») à côté des œuvres de Marcel Duchamp ou de Glen Baxter. Finalement, comme les planches de Michel Carrouges et Jean-Louis Couturier, comme le Grand Verre de Duchamp, les recherches de Marie-Pierre semblent viser, de manière presque alchimique, les archétypes inconscients ou les hyperstructures qui modélisent la pensée humaine, autant dans le grand œuvre ou le dispositif, que dans l’ineffable de l’affect.
Elle affirme enfin son statut de femme dans une histoire récente (de l’art, de la culture) qui ne leur a pas laissé toute la place : « J’ai travaillé la question du seuil avec cette musicologue allemande Helga de La Motte-Haber : le seuil n’est pas un passage anodin, il demande un franchissement, il y a une question de poussée, d’engagement, d’aller au-delà. C’est un mouvement qui demande une puissance. Autant dans le sens de virtualité que de force. Ça t’oblige à trouver en toi un degré, même ténu, de puissance que tu n’as pas au départ. Et de confiance. En rapport avec la Mariée de Duchamp, ce degré de confiance, de puissance que l’on n’a pas, se pose dans une histoire récente de la féminité et de l’intellect. J’arrive à trouver ce degré de puissance supplémentaire grâce souvent à des validations symboliques d’hommes, qui me disent qu’ils aiment mon travail. Mais mon travail a aussi comme objectif de donner ce petit bout en plus, à des filles. C’est se sentir légitime sur des questions dont a priori, tout te dit, dans ton éducation, que ce ne sont pas les tiennes. On ne te pousse pas, quand tu es petite fille, à être dans une démarche de puissance. Quand j’essaie de définir mon travail, j’ai envie de dire que je suis esthéticienne et curatrice, mais on dirait que je fais des épilations et des avortements. »
Marie-Pierre a donc rédigé un manifeste de la Société des Esthéticiennes, déclaration d’intention performative, qui invente en même temps qu’elle l’a décrit, cette étrange loge poétique et féminine : « Elles viennent de tous les continents. Elles sont de tous les âges. On les voit parfois dans certaines ruelles au travers desquelles elles filent, en coup de vent, vers des portes dérobées. Elles travaillent toutes sur leurs imagiers, la nature de leurs unités et la façon dont le monde, par les sens et par l’imaginaire, est assemblé. Ensemble, elles visent à un renversement du langage qui leur permette de se nommer, en détachant le terme d’Esthéticienne du sens commun afin d’en faire un lieu à partir duquel elles puissent parler. Dans cette entreprise, chacune de leurs expérimentations doit révéler du monde davantage de beauté, une façon plus tendre de l’habiter. Elles sont aussi douces que déterminées. ». Bienvenue donc, dans la chambre de Marie-Pierre, qui même en balade, ou en tournée, sera toujours là pour vous faire franchir un autre seuil.
Vous pouvez visiter "Les Machines Célibataires" du 19 février au 13 mars
Exposition en entrée libre du mardi au samedi de 14h à 19h et le dimanche de 15h à 19h
Diffusion live de Longplayer, œuvre musicale de Jem Finer destinée à durer 1000 ans, dimanche 13 mars de 17h à 19h dans le bar
Pour jeter un coup d'oeil à la bibliographie de recherche de Marie-Pierre Bonniol, cliquez ici
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