Assez étonnamment, Fluxus n’évoque pas grand chose aux oreilles francophones. Et pour cause: né dans les 60′s, ce courant/mode de vie a pendant longtemps été boudé des bibliographies françaises. C’est donc avec plaisir que l’on accueille l’ouvrage scientifique d’Olivier Lussac, Fuxus et la Musique (Les Presses du Réel), consacré à cette joyeuse hérésie artistique.
Avant d’aller plus loin, une rapide définition du sujet. Initié par le galeriste et éditeur George Maciunas, Fluxus n’est à proprement parler ni un mouvement, ni un rassemblement, ni un style mais plutôt un état d’esprit particulier envers la création artistique. Pensé quasiment comme un programme révolutionnaire, Fluxus vise à détruire le conformisme, les Beaux Arts, l’académisme et le marché. Le terme joue sur la signification de flux : un écoulement où l’art se viderait de tous ses excréments dans une diarrhée purgative. Sympa non ?
Avec Fluxus et la Musique, Olivier Lussac s’intéresse à tous ceux qui se sont amusés à tordre dans tous les sens jusqu’à l’idée même de composition et de performance musicale. Parmi eux, on retrouve John Cage, Karlheinz Stockhausen, Nam June Paik, La Monte Young (auquel Joseph Ghosn a consacré un très bon ouvrage en 2010), Yoko Ono et son 1er mari Toshi Ichiyanagi Jackson Mac Low, Dick Higgins et sa femme Alison Knowles, George Brecht, Joseph Byrd et d’autres.
L’un des premiers postulats de Fluxus, c’est le principe du happening. A l’instar de l’action painting dans l’art pictural, Fluxus revendique l’action music. Car, exception faite bien évidemment de la Croix de Coronado, la place de l’art n’est pas nécessairement dans les musées.
C’est en tout cas là tout le propos de Fluxus, qui n’hésite pas à transformer ses shows en épreuves, aussi bien pour le performer que pour le public. Comme en 1963, lorsque, durant l’une de ses représentations, La Monte Young joue les deux mêmes notes (simultanément et sans interruption) pendant…5 heures !
Le bouquin insiste aussi sur le caractère humoristique de Fluxus. Par exemple, la performance Nivea Cream Piece – créée par Alison Knowles en 1962 – où deux interprètes se badigeonnent mutuellement les mains de crème hydratante devant un micro. La plupart des œuvres Fluxus ne sont au fond que des gags interprétés avec le plus grand sérieux. Forcément, dans les années 60, il suscite le même scandale que le Dadaïsme 45 ans plus tôt.
C’est notamment le cas de la pièce One for Violin, de Nam June Paik, qui consiste à tenir un violon verticalement, jusqu’à ce que l’audience se taise, pour le briser ensuite sur une table. Lors de la première mondiale, le 16 juin 1962 à Düsseldorf, tandis que Paik soulève lentement le violon, un membre du public, violoniste dans l’orchestre municipal, réalise ce qui attend le malheureux instrument et crie “Sauvez le violon!”. Joseph Beuys, présent dans la salle, fait taire l’insolent en répliquant “N’interrompez pas le concert!”.
Évidemment, l’intérêt de Fluxus va bien au-delà d’une bande de rigolos arty prompts à massacrer des pianos à coup de hache.
Au fil de son ouvrage, Olivier Lussac décrypte les différents aspects frondeurs revendiqués par Fluxus. Il y a d’abord le principe d’interchangeabilité entre l’artiste et le spectateur, qui entraîne la négation même de l’artiste-virtuose.
De toute façon, pour Fluxus, chaque individu est un artiste en puissance. Très inspiré par la philosophie Zen du “laissez-faire”, Fluxus préconise aussi le recours au hasard, certains compositeurs allant jusqu’à donner leurs partitions aux interprètes avec pour seule consigne de jouer les pages dans un ordre aléatoire.
Autre facétie de Fluxus : la remise en cause du schéma traditionnel de notation musicale.
Par exemple, le diagramme présent sur la couverture du livre est en réalité Anagram for String, une partition pour instruments à cordes composée par Yasunao Tone, les cercles et les points faisant figure de sons à jouer.
Une question cependant demeure: pourquoi l’intelligentsia française – capable pourtant de regarder entièrement et avec un sourire béat les 4h45 d’Histoire(s) du Cinéma, de Godard – a t-elle boudé Fluxus ? Olivier Lussac apporte un début de réponse en avançant des raisons de “moralité”. Le mot est lâché, finalement Fluxus n’était qu’une bande de joyeux punks en tweed qui auront mis près de 40 ans avant d’être considérés comme un objet d’études sérieux.
Pour vous donner une meilleure idée de ce que peut représenter concrètement ces fameuses élucubrations sonores, on vous colle ci-dessous en écoute la compile FluxTellus, éditée sous forme de K7 en 1990 par le magazine no-wave branché new yorkais Tellus, mais proposée en accès libre par le site UbuWeb. Mention spéciale à Philip Corner et son Carrot Chew Performance, qui est exactement ce qu’indique le titre : un type qui machouille une carrotte.
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