15/ DELROY EDWARDS / CROATIAN AMOR / HUERCO S
La techno cracra, les sonorités de cave, et puis pourquoi pas le simulacre cher à Baudrillard ? Delroy Edwards et Huerco S, après avoir été les petits papes et les espoirs de toutes ces choses-là, ont pris la tangente en 2016 en flairant bien l'arnaque et l'odeur de fromage de bite de la house lo-fi – coucou, DJ Boring. Leur solution de repli ? L’échantillonnage, l'évasion, l'écriture d'une histoire. De Croatian Amor qui propose aux auditeurs de créer leur propre disque avec son nouvel album, à Delroy Edwards le fils d'acteur hollywoodien qui fait semblant d’être un gangster et sort un album de vignettes qui doit autant à la country FM qu'au post punk le plus anguleux, en passant par Huerco S, qui continue de faire de la house de calebute tout en sortant un album d'ambient souverain, tous sont aujourd'hui maitres de leur récit et de leur musique, loin devant les petits revendeurs et comptables de leurs genres respectifs.
Delroy Edwards - Horsing Around
Huerco S. - Those Of You Who Have Never (And Also Those Who Have)
Croatian Amor - An Angel Gets His Wings Clipped
14/ TY SEGALL / THEE OH SEES / TIM PRESLEYLes trois amigos liés par une saine rivalité artistique semblent avoir décidé chacun cette année d'exploser le carcan du revival psyché et du son du garage contemporain dont ils ont défini les contours. Ty Segall avec un album hard rock déconstruit qui doit autant à Gary Wilson qu'à Royal Trux, remet du danger dans une musique devenue trop sage. Tim Presley, en explorateur invétéré du son sixties (du doo wop au folk en passant par la library music et le psych prog) transcende les citations historiques à la manière d'un Dylan revigoré par un bain de sang. Et John Dwyer, avec un album de Thee Oh Sees à 29 minutes au compteur, écrit une des plus belles pages de sa discographie. Seule occurrence valable du son motorik avec ses plages instrumentales aux mains baladeuses, le roi du garage écrase la concurrence avec "The Poem", le meilleur titre du Velvet Underground sorti depuis 1969.
Ty Segall - Emotional Mugger (2016 FULL ALBUM STRM)
13/ YG
Si on oublie les albums de rap qui ne sont pas vraiment du rap, ceux qui s'adressent à un public qui n'aime pas le rap ou qui pensait ne plus l'aimer, ceux qu'on a tout fait pour faire passer pour autre chose que du rap, il ne reste guère – à l'heure des comptes – que le deuxième disque du rappeur de Compton YG, "le seul a avoir explosé à l'ouest sans Dr Dre". Still Brazy est un album de hip-hop paranoïaque, violent et hédoniste qui fait danser dans les strip-clubs et les chambres de bonnes, headbanger dans les Cadillac maquillées et les 206 tunées, met en panique les services secrets comme les mères de famille.
12/ FAT WHITE FAMILY
Fat White Family- Songs For Our Mothers Full Album
11/ ABRA & AWFUL RECORDS
"La nique aux crossovers" (voir plus bas) ? Non, vive les crossovers, vive les filtres Instagram, vive la rétromanie, vive le r’n’b pitchforkisé, vive nos contradictions, et plus que tout, vive les fantômes d'Aaliyah.
ABRA - CRYBABY (Official Music Video)
10/ DANNY BROWN
Rien n'est plus dangereux et beau qu'un rappeur au bout du rouleau.
Atrocity Exhibition de Danny Brown enfonce le paradoxe du rap game : la haine de soi est l'avenir de l'egotrip.
9/ BERNARD FÈVRE
Après sa remise sur orbite par Aphex Twin en 2004 et la réédition de ses 3 premiers albums en 2015 par Alter K, Bernard Fèvre aka Black Devil Disco Club a poursuivi son retour miraculeux en 2016 grâce à l'exhumation d'un autre de ses classiques oubliés :
Orbit Ceremony 77. S'il ne marche pas encore sur l'eau, tout le monde s'est maintenant bien rendu compte du nombre de décennies d'avance qu'il a eues, de quelles galettes les revivalists space-disco se sont "inspirés" - salut Todd, gat der bra ? En outre, chaque club où il passe aujourd'hui est rempli à ras bord de gens qui ont le quart de son âge. Feel the Bern.
Bernard Fèvre - That Is to Be
8/ PRINCIPE DISCOS / EQUIKNOXX / DON'T DJ
1. BH031 Don't DJ - Evocation In Desert Ruins
7/ SOLANGE / THE RADIO DEPT.
Combien de groupes, à force de ne vouloir fâcher personne et de tenter de plaire à tout le monde, ont fini par ne plus rien avoir à dire et simplement ouvrir le robinet d'eau tiède sur disque - mais aussi en interview, terrain attendu pour les musiciens aujourd'hui ? Or, surprise cette année : c'est la sœur de la plus grosse vendeuse de disque au monde (Solange Knowles) et un gang d'alcooliques dépressifs suédois (The Radio Dept) qui remettent du discours et une conscience politique dans la pop. La première, en se regardant le nombril, offre la plus belle vision embarquée de la condition afro-américaine et féminine sur fond de disque communautaire jetant des ponts entre 40 ans de musique indie et black. Les deuxièmes, en préférant faire la plonge que se dandiner sur la scène Converse du Pitchfork festival et renoncer à leurs idéaux marxistes, donnent une vision crue et puissante de la société de classes, le tout sur fond de shoegaze synthétique et empreint d'influences pop. "Committed to the cause", piste 8 du disque de Radio Dept, ne pouvait pas mieux résumer cette prise de position qui fait figure d'ovni salvateur.
SOLANGE - DON'T TOUCH MY HAIR (OFFICIAL VIDEO)
The Radio Dept. - Committed To The Cause
05:49
6/ SWANS
On imagine bien Michael Gira finir ses jours dans le cimetière d'éléphants que constitue le musée d'art contemporain d'Hobart en Tasmanie, délire insulaire, souterrain et à l'air libre issu des lubies et folies de grandeur du milliardaire David Walsh. Dans ce havre de sexe et de mort où se déploient tapis touaregs, architecture accidentée et art fécal (et dans lequel Swans a d'ailleurs joué), Gira pourrait se la coller douce et s'y sentir comme un poisson dans l'eau, pépouze avec sa misanthropie et son bouddhisme, et pouvoir ainsi attendre la mort tranquillement, "paisible, enfin".
5/ AUTECHRE
Cette année, Autechre a sorti son 12ème album studio, Elseq 1-5. Divisé en 5 parties, le LP de 4h et 8 minutes sort chez leur label historique Warp Records et bénéficie d'une diffusion en avant-première sur une radio étudiante basée en Alaska. Son contenu, qui culmine avec les 28 minutes de "mesh cinereaL" est d'une radicalité et d'une complexité qui n'a d'équivalent ni dans la discographie du duo anglais ni dans le reste de la production IDM de 2016 – comment ça, c'est quoi l'IDM de 2016 ? On aurait pu classer Elseq 1-5 dans la catégorie des albums de vieux de jeunes (voir plus bas), mais Autechre évolue aujourd'hui tellement plus haut, tellement plus loin, tellement plus fort et tellement plus follement que tout le monde, qu'il est difficile pour nous de ne serait-ce que le ranger quelque part. Même la Toplist paraît inappropriée pour le véritable génie du Greater Manchester. Allez, 5e place et on s'en lave les mains.
4/ WEYES BLOOD
En reprenant à son compte la voie tracée par sa grande sœur spirituelle (Julia Holter) et en soustrayant à ses envies d'intellectualisation une immédiateté pop héritée de l'âge d'or de la variété américaine (d'Emmylou Harris à Fleetwood Mac), Natalie Mering a sorti le plus beau disque de songwriting de 2016 (désolé pour toi, Chris Cohen). Sophistiquée mais jamais boursouflée, lyrique mais dénuée d'arrangements cache-misères, la pop de Weyes Blood retrouve la beauté vénéneuse et mortuaire de Nico ou Scott Walker tout en faisant rentrer le soleil californien par la fenêtre de la chambre.
Weyes Blood - Seven Words [Official Video]
3/ THE AVALANCHES & A TRIBE CALLED QUEST, OU LES ALBUMS DE VIEUX DE JEUNES
Sur le morceau "Sunshine" du nouvel album de
The Avalanches, les beatmakers australiens appuient la dernière syllabe du sample
du morceau de The Fuzz de 1971, comme pour faire briller le soleil éternellement sur le ressac. L'effet arc-en-ciel produit dans le ventre de l'auditeur est à la fois totalement artificiel et extrêmement émouvant. Le geste rentre dans la logique d'un groupe qui se sera fait attendre pendant près de 16 ans, publiant cette année son deuxième album après des retards, fausses annonces et défections de ses membres au fil des ans. Choisissant de répondre aux attentes démesurées de la suite de leur chef-d'œuvre de 2000 par un album avant tout empreint de nostalgie et de désuétude, The Avalanches déjoue tous les enjeux en n'en fournissant justement aucun. Réunissant des samples des Beatles, convoquant l'héritage de Jackson 5, le groupe va même jusqu'à débaucher Biz Markie, ce qui en dit beaucoup de leur idée du rap en 2016.
Autre groupe antédiluvien dont on n'attendait absolument rien et qui choisit lui aussi de ne dérouler aucun enjeu, aucune problématique, aucune remise en question,
A Tribe Called Quest a déboulé sans prévenir en pleine élection de Trump début novembre en sortant un album somptueux. En 2016, Q-Tip et sa bande ont fait du rap comme en 1993, n'ont même pas eu peur d'inviter Elton John, de sortir les guitares wah-wah et les scratchs surannés. Peut-être est-ce notre besoin aujourd'hui, plus que jamais, de nous lover dans un nid douillet hors du désordre et des hurlements alentours, mais on n'est pas loin de penser que The Avalanches & A Tribe Called Quest ont sorti les plus beaux albums de l'année précisément pour ces raisons-là. Et si on pense que ces deux disques sont si beaux, c'est justement parce que ce sont des albums d'enfants, régressifs, habités par un plaisir enfantin à se faire, à s'écouter, qui ne font pas autre chose que de regarder éternellement en arrière tout en gardant miraculeusement la primeur des premiers jours.
Sunshine - The Avalanches
A Tribe Called Quest - We The People.... (Lyric Video)
2/ LE ROCK DE FRANCE SE PORTE COMME UN CHARME, MERCI POUR LUI
Le français est sans doute l'une des langues les plus encombrantes lorsqu'on joue du rock, ou en tout cas lorsqu'on a des velléités littéraires comme 70% des chansonniers de notre beau pays qui essaient en même temps de se frotter à l'immédiateté de la pop anglo-saxonne. Il est donc particulièrement réjouissant de voir que cette année, une partie de la musique souterraine qui garnit l'hexagone s'est piquée d'étrangeté langagière et de circonvolutions francophones, permettant ainsi de s'engouffrer dans une brèche ludique et de pouvoir prétendre à l'universalité le temps d'un instant.
On ne sait pas si le salut de la pop française de marge viendra de là, mais de la lingua franca absurde de
Théorème au dialecte germanisant inventé de toute pièce par
Heimat, en passant par le multilinguisme transversal de
Balladur, ou bien encore la libre association d'idées-langues du duo nantais
Nina Harker (qui a accessoirement signé avec "Crepuscùlo" le plus beau tube glacé sucré de l'année), ces propositions permettent à ces artistes de créer leur propre micro-royaume, leur propre idiome, à l'écart des impératifs du terroir et loin, très loin du clin d'œil anglo-saxon de bon aloi. Enfin, il faut signaler la jolie prouesse produite par le
Villejuif Underground, adorable petite bande de freaks du 94 menée par le chanteur-écrivain australien Nathan Roche, qui raconte dans ses chansons sa partie de cache-cache avec les autorités françaises pour cause de VISA non valide.
Balladur - Michela (Official Video)
1/ POWELL, DIAGONAL RECORDS ET LA MUSIQUE DE CLUB INSORTABLE
On se tape la tête contre les murs, tellement fort que notre oreille interne s'en trouve à jamais déglinguée. Notre sens de l'équilibre lui aussi fort logiquement déréglé, on se retrouve à danser sur la tête, la tête entre les jambes, notre corps commençant à décrire un arc de cercle inquiétant et démantibulé. On en redemande, bien sûr, car c'est étrangement aussi déplaisant et nuisible que fun et grisant, un peu comme lorsqu'un enfant se met à fracasser ses jouets avec délice - sauf que là, le jouet c'est notre propre cerveau, réduit à l'état de bouillie babillante.
La consécration pour Powell et Diagonal Records aurait pu arriver une autre année, oui mais voilà : en 2016, le Londonien a sorti sur XL Recordings son premier album, accessoirement son disque le plus compliqué, indansable, désordonné et inextricable. Son propre label, Diagonal Records, monté il y a quelques années dans l'optique de sortir la club music la plus insortable du monde, a quant à lui publié au cours de ces douze derniers mois ses disques les plus impétueux : ceux d'Elon Katz, de Not Waving, de N.M.O, de NHK yx Koyxen.
L'homme et ses sbires ont eux aussi réussi l'exploit de construire une langue qui leur est propre, en faisant la nique au crossover tout en plaçant la citation et l'emprunt (de tropes différents) au cœur même de leurs projets. Powell et Diagonal nous parlent-ils en creux de l'avenir de la musique électronique, nous renvoient-ils un miroir du monde fracassé et confus dans lequel nous vivons, ou sont-ils juste une belle brochette de branleurs un poil plus finauds que les autres? Dans tous les cas, ils nous indiquent au moins une chose : que les asociaux et les autistes qui font de la musique dans leur coin, inaptes au vivre-ensemble et maitrisant parfaitement les arcanes de leur récit, sont peut-être l'avenir (dystopique) de la musique de club. Ce n'est pas interdit de trouver ça un peu terrifiant, mais ne comptez pas non plus sur nous pour vous empêcher de vous jeter comme un seul homme dans la nacelle.
Not Waving — I Know I Know I Know [OFFICIAL VIDEO]
DIAG031 N.M.O. 'RIYL Roma'
DIAG029 Elon Katz 'The Human Pet'
NHK yx koyxen - Y [DIAG034]
0/ KANYE WEST & FRANK OCEAN
2016 aura été une année sidérante et inouïe pour la pop music, et plus que quiconque, Kanye West et Frank Ocean auront représenté son versant le plus déréglé. Tous les deux, ils auront méthodiquement détraqué, pour le meilleur et pour le pire, le processus de création, de représentation et de distribution de leur propre musique. Chacun aura, tout seul dans son coin, malaxé la pâte ductile de la pop, lui injectant une folie, une ambition, un orgueil à la fois saisissants et cauchemardesques (pour les DA de leurs maisons de disque, pour l'auditeur qui n'y comprend goutte). Inclassables, insortables, fruits de pétages de plombs hallucinés et de délires de forme perpétrés par un idiot magnifique et un faiseur perfectionniste rusé (ou bien est-ce l'inverse ?), The Life of Pablo et Blonde se seront montrés écrasants, presque intimidants, par leur appétit d'ogre et leur amour propre étalé. Jusqu'au point où personne n'a écouté ces albums plus de deux fois, leur minutie et leur débauche mêlées nous empêchant qu'on s'y attache - comme on s'attache d'ordinaire à nos disques chéris – et nous confortant dans l'idée que la pop est peut-être aujourd'hui, et plus que jamais, plus affaire d'évènement que de musique.