Début mars, comme on vous l'expliquait il y a quelques jours, le groupe de Brooklyn Told Slant révélait une nouvelle clause du contrat d'artistes qui le lie (et tous ceux qui y sont programmés) au festival SXSW, le point névralgique et stratégique de la musique qui se déroule chaque année à Austin. Pour résumer simplement, si le festival estime que l'artiste invité (par ses soins) n'est pas totalement en règle avec la législation sur l'immigration, il se garde le droit de prévenir les autorités, cette démarche menant inévitablement à une expulsion ("deportation" en anglo-américain, tout y est) du pays.
Alors certes, certains artistes (Sheer Mag, Downtown Boys) ont choisi de signer une lettre s'opposant à cette mesure et de boycotter le puissant raout, mais ça n'a pas pas trop empêché une liste astronomique de musiciens dont quelques "jeunes talents à suivre", de dormir sur leurs deux oreilles : Solange, Weezer, Joey Bada$$, Mastodon ou le Wu Tang Clan (sans Martin Shrekli) ont confirmé leur venue. Car ne pas jouer à SXSW est devenu plus qu'une faute de goût, un suicide commercial. Et ça ne concerne pas que les artistes américains, loin de là.
D'année en année, musiciens et professionnels débarquent du monde entier pour envahir la ville natale de Terrence Malick (qui a d'ailleurs décidé d'y tourner son nouveau film portant sur... le business du rock indie). Depuis ses débuts à la fin des années 80, SXSW est régulièrement vanté comme le lieu qui a révélé des groupes et fomenté des hypes, plus ou moins éphémères. Ainsi on continue de raconter, telle une légende urbaine, que No Age a bâtit sa renommée et signé chez Sub pop en demandant à des potes de sillonner la ville pendant le festival pour raconter à tous ceux qu'ils croisaient qu'ils avaient vu "the next big thing". C'est sûrement ce qui a poussé les Italiens de Soviet Soviet, sympatoche groupe indie shoegaze comme il y en a 10 dans chaque pays du monde, à venir à ses frais aux USA pour exploser à la face du monde de la musique le temps de quelques showcases au festival texan. Sur le papier, ils avaient correctement fait les choses, lettre d'invitation du festival, de leur label américain, et ont joué le carte de l'honnêteté en se présentant à la frontière sans mentir sur la raison de leur présence. Malheureusement pour eux, s'en est suivi une arrestation un peu musclée (confiscation des téléphones et quatre heures en cellule) et un retour prématuré à la maison.
Si le groupe s'est innocemment présenté à la douane sans Visa de travail, c'est bien parce qu'il estimait être dans son plein droit. KEXP, la célèbre radio US qui avait invité les Italiens à se produire le temps d'un showcase filmé, s'est rapproché des services de sécurité américains, ceux-ci affirmant avec fermeté que les artistes sans VISA de travail n'avaient tout simplement pas le droit de rentrer sur le territoire. Soviet Soviet (quelle ironie quand même avec ce nom) est-il la victime du nouveau régime totalitaire instigué par Trump ?
Ce serait un peu facile de s'arrêter là (c'est d'ailleurs ce que pas mal de confrères ont décidé de faire). En regardant un peu la manière dont les cartes sont distribuées, on se rend plutôt compte que le durcissement des contrôles aux frontières met en lumière un système d'exploitation des artistes complètement aberrant. Jouer au SXSW, tout le monde ou presque peut tenter le coup. Via la plateforme payante Sonicbids, vous pouvez proposer votre groupe et votre musique au comité de programmation. Celui-ci vous fera une réponse, positive ou négative. Si vous êtes chanceux (ou un peu plus connu) vous pouvez avoir la chance de collaborer avec un label, un tourneur, un éditeur ou je ne sais quel autre acteur du monde de la musique qui lui aussi organise un showcase pendant le festival. Seul bémol : ce n'est pas payé (ou si peu que ça ne s'appelle pas un salaire). C'est sûrement cette distinction entre travail et rémunération qui a envoyé au carton trois Italiens aspirants stars du rock. Mais finalement, sans visa d'artistes et sans embauche, (et c'est la même chose en France d'ailleurs), il n'est pas légal de travailler et donc de rentrer sur le territoire américain.
Vous en voyez vous des festivals en France (ou ailleurs) qui, d'un côté, invitent les plus gros vendeurs du business à jouer sur des scènes montées par des structures bulldozers (Youtube ou Levi's au hasard cette année) et qui, de l'autre côté, proposent à pléthore d'inconnus de ramer de sets de 20 minutes en showcases de 15 minutes en leur promettant monts et merveilles ? Moi non. Ici on s'offusque des tremplins, des scènes labellisées par des marques (la présence des annonceurs dans un contexte de divertissement et de création n'est pas une question dénuée d'intérêt ), mais je ne crois pas avoir vu un événement cumuler un fonctionnement aussi aberrant et une telle légitimé aux yeux du grand public.
S'il y a quelques années encore, on pouvait voir de jolies choses sortir de cette ébullition (la folie de l'apparition d'Odd Future ou celle plus graduelle de Shabazz Palaces pour ma part en 2011), en vendant son âme aux marques, le SXSW est devenu le pire business model du monde de la musique. Un peu à la manière des majors qui "hijackent" les circuits de production du disque vinyle, pour venir bouffer ce qui reste de miettes d'un gâteau périmé depuis longtemps, le SXSW continue d'asseoir sa légitimité indie sur sa mission de découverte et de créativité tout en devenant un simple panneau publicitaire pour marque de bière et plateforme de streaming.
La défense est toute trouvée, cette année c'est du côté de son volet technologique que SXSW annonce que la "résistance" à Trump s'organise, avec notamment un coup de projecteur sur l'écosystème des start ups musulmanes. Reste que pendant quelques jours de mars, des groupes de musique vont venir de partout dans le monde pour tenter de faire la rencontre qui changera leur destin, à leur frais, en serrant les fesses au passage des douanes, car sans aide d'un bureau export, label ou autre, je doute beaucoup que les groupes dits "indie" aient tous les moyens de s'offrir un visa d'artistes pour jouer 20 minutes sur du matos pourri dans une pizzeria. Si encore cela était une condition sine qua non de la participation au festival, on comprendrait que l'argument soit valable. Mais là c'est tout simplement la plus belle démonstration de politique libérale adaptée au contexte artistique vu de mémoire d'homme - la mienne du moins.
Obama à SXSW 2016.
En attendant, SXSW a retiré de ses contrats d'artistes toute clause menaçant ses invités de les dénoncer aux autorités (évitons donc la paranoia). Solange et Rick Ross devraient se produire eux sans souci mi mars. Et le festival texan devrait bien donner naissance à une nouvelle hype indie (de préférence américaine) qui assiéra sa légende pour un an de plus. Et tant pis pour tous les aspirants musiciens qui seront venus se casser les dents sur un système robotique qui fait passer le profit bien avant tout, en particulier la prise en charge des artistes programmés. Ce qui, aux dernières nouvelles, constitue une des missions de base d'un festival de musique.
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