Jusqu'à l'avènement de l'ordinateur partout tout le temps et du studio instrument, il y avait deux types de pop sur la Terre: celle composée à la guitare en bois et celle composée au piano droit. A gauche, une tradition qui coule de Led Zeppelin à Oasis ; à droite, une lignée qui lie Brian Wilson à Rufus Wainwright ; et chez les Beatles, au hasard, un schisme musical qui permet de couper le catalogue Lennon-McCartney en deux territoires antagonistes dont les chefs d'oeuvres ("Norwegian Wood" ou "Blackbird" côté guitare, "Martha My Dear" ou "Maxwell's Silver Hammer" côté piano) ont l'air de se regarder en chien de faïence.
En deux décennies de carrière, Nicolas Laureau a joué maints instruments dans ses groupes Prohibition et NLF3, mais a surtout composé les chansons de Don Niño à la guitare, sans doute affalé dans des vieux canapés ou à l'arrière des vans de tournée. Normal, sans doute, pour un projet solo éclos dans le terreau traditionnel du songwriting anglo-saxon - celui où ont éclos avant lui Leonard Cohen, Nick Drake, ou plus près de nous, des cousins de Chicago Will Oldham ou David Grubbs. Mais parce qu'il déteste le surplace et la répétition, parce qu'il est incapable de commencer un nouveau disque sur les bases saines et solides qu'il s'est construites sur son disque précédent, Nicolas s'est fait violence pour son cinquième album et l'a entièrement conçu et composé sur le piano Pleyel de son salon et quelques synthés branchés dans les parages.
Ecrites et maquettées en huit jours dans la foulée d'une tournée annulée à la fin 2012, les neuf chansons de The Keyboard Songs n'ont pourtant que peu à voir avec la musique électronique et les imbroglios de séquences expérimentés avec NLF3. Habitué aux mélodies en nuages et aux chansons en suspension (tiens, tiens, une chanson s'appelle "Airplane Song"), Nicolas Laureau use peu ou prou des touches noires et blanches du piano comme il use des frettes de sa guitare. Alors on erre toujours dans une indie pop lettrée et cosmopolite, où déambulent les fantômes de Lucio Battisti, Sparklehorse, David Grubbs, Tortoise ou Scott Walker, mais c'est pour le mieux : c'est dans leurs zones de confort que les songwriters donnent souvent le meilleur d'eux-mêmes.
Quelques moments d'effusion plastique exceptés (le superbe "Final Sight", le très Notwist "Wings", le ciné-fantômatique "I'll Never Let You"), on remarque d'ailleurs moins dans The Keyboard Songs les ronronnements et enluminures des claviers d'antan que la voix de Nicolas, qui n'a jamais sonné si incarnée, rogomme et paradoxalement enchanteresse. Sans doute que les synthétiseurs et le piano ici ont servi à quelque chose, alors, pour leurs timbres particulièrement propices aux roucoulements de la voix fière mais ténues de Nicolas Laureau, la figure de l'artiste en pianiste dans laquelle il s'est projetée un peu plus intensément que dans celle de folk singer intello qui lui collait jusque-là à la peau, ou les portes que les nappes de string machine ont l'habitude d'ouvrir dans l'esprit de l'auditeur. On n'en sait vraiment trop rien, en fait, mais on en profite à fond et on déclare sans hésitation The Keyboard Songs album de Don Niño le plus accueillant et le plus accompli depuis qu'il a eu la bonne idée de tenter la création en solo il y a déjà quinze ans.
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