L’idée de mauvais goût est fluctuante et assez paresseuse : elle est une façon de rejeter à l’avance toute expérience troublante au prétexte qu’elle serait négative. La référence au mauvais goût fonctionne la plupart du temps comme un plus petit dénominateur commun un peu minable, un genre de petit mépris ordinairement partagé qui nous permet de nous sentir spéciaux à peu de frais. Heureusement, de temps en temps, un artiste nous invite à examiner nos certitudes. 


Lil Peep est de ceux-là : en empruntant les chants bravaches de groupes pop-punk comme Blink 182 et Linkin Park, il a fait traverser une génération à leur style macho-slacker, qui jusque-là passait encore pour assez "limite" - notamment parce que leurs disques paraissaient déjà peu ambitieux à l’époque de leur sortie, quand le fantôme de Kurt Cobain traînait encore dans les parages. Avec Lil Peep, c’est donc comme si l’on n’avait pas su éradiquer le virus à temps et qu’il s’agissait de décider si ces groupes pouvaient faire partie des références communes et exploitables.

Là où les choses se corsent, c’est que Lil Peep ne s’est pas arrêté à ces emprunts. Il leur a ajouté une série de déplacements plus ou moins gênants. Il a isolé d’assez beaux samples issus de groupes emo plutôt inécoutables, comme Brand New. Il s’est mis à incarner le stéréotype du rappeur blanc, tout en refusant de rapper comme un blanc : son dédain pour la métrique n’est pas de la maladresse pure, on sent son admiration pour Gucci Mane, peut-être même Chief Kheef. Encore plus difficile à encaisser, Lil Peep parle à longueur de chanson de ses "blessures", et semble y ressourcer sans cesse sa propre frustration - un sentiment qu’il exprime avec la simplicité, si ce n’est la bêtise, d’un texto envoyé trop vite. Tout ça à une époque où la chanson écorchée, l’esthétique journal intime et l’effet de prise sur le vif rendent tout le monde nerveux (puisqu’on apprend désormais l’ironie à treize ans pour ne plus jamais la lâcher).

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Sur le plan des textes, ça ne s’arrange pas du tout : dans certaines chansons, Lil Peep a l’air de se moquer (pardon, "de se battre les couilles") de la différence d’âge avec sa petite amie, et sa manière d’utiliser le mot "bitch" sonne rarement comme un tic de langage, plutôt comme une injure misogyne assumée. Sa musique n’est donc pas qu’une histoire de mauvais goût, mais aussi d’un goût du mauvais, un mauvais esprit, une sorte de cruauté à la petite semaine, avec ce qu’elle comporte de complaisance pénible. On peut y entendre un aspect d’exagération délibéré, qui le rend paradoxalement vulnérable. De manière assez difficile à défendre, il serait presque attachant, à condition que l’on parvienne à l’écouter comme un personnage : il sonne alors en même temps comme un troll et un ado à fleur de peau, un rôle expliquant l’autre.

Il n’empêche – à moins que ça ne soit pour toutes ces raisons - la chanson "Hellboy"(bien plus que tout ce qui aura suivi) m’a plu dès la première écoute, par sa clarté d’intention, son côté court, inattendu et cohérent, qui s’étend des trois notes de guitare jusqu’aux paroles un peu pathétiques. En 2’55, Lil Peep y enchaine trois quatre bonnes accroches vocales et passe du blasé à l’épique sans transition, comme si tout venait sans effort, et que rien ne méritait d’être développé ou élaboré.

Autodidacte influencé par un tas de choses a priori irritantes, adepte d’une esthétique de la provocation paresseuse, Lil Peep aura forcé l’écoute à peine plus que le temps d’une chanson. D’ailleurs la presse musicale a beau avoir été attentive à son parcours, elle ne s’est pas sentie directement concernée. Elle a consacré la majorité de l’espace qui lui était réservé à parler de ses fans, à commenter son style entre déchet ambulant et ange déchu, et sa relation de longue durée avec la dépression et les Xanax, qui lui auront été fatals. On ignore s’il aurait su fédérer au-delà de cette presse attirée par son outrance, et d’un premier cercle d’auditeurs émus par ses tares revendiquées. De toute façon, à une époque où plus rien ne reste de mauvais goût très longtemps, on peut compter sur la mort d’un artiste pour rassurer tout le monde en mettant fin à tous les discours ambivalents. Il est déjà en passe d’être canonisé, par simple opportunisme ou par pure précaution, par respect pour ses fans très impliqués ou parce qu’on peut en parler comme d’un symptôme de l’époque. Finalement, Lil Peep n’aura satisfait au bon goût qu’en nous quittant très vite.