"Annette Peacock a ce profil d’artiste, un peu comme les Boredoms l’année dernière, qui résume bien Villette Sonique : ces sont des musiciens visionnaires, qui ont inventé des formes, qui n’ont pas fait beaucoup de concessions, et qui sont du coup devenu un peu outsiders, même si ce n’était pas toujours leur volonté. Ce qui est beau avec elle en particulier, c’est qu’il y a toujours eu des chansons. C’est un mélange assez génial entre l’expérimentation sur les instruments, les machines, les harmonies, et la recherche de la mélodie, de la chanson. Ce n’est pas de la musique savante ou hermétique, il y a toujours eu une immédiateté, une évidence de la mélodie."


C’est Stephen O’Malley qui a mis la Peacock à l’oreille du programmateur de Villette Sonique, Etienne Blanchot (que nous citons ci-dessus). Après l’avoir vu jouer au Whitney Museum il y a quatre ans, le leader de Sunn O))), très amoureux de musique et souvent très partageur, a fait passer le mot un peu partout en Europe que cette grande figure de la chanson expérimentale était prête à refaire des concerts. Elle a depuis joué une set-list aussi transversale que passionnante au Guess Who en Hollande, au Café OTO à Londres, puis à Pop Montreal, avant d’arriver donc samedi 27 mai à la Philharmonie, avec grand piano, orgues et synthétiseurs, en compagnie des Japonaises de OOIOO.

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Ce primat donné à la chanson et à la mélodie, dans un cadre musical expérimental et sans cesse renouvelé, elle en a fait son genre à elle, qu’elle nomme "free form songs" et qu’elle explore depuis le début des années 1970. De ses débuts en compagnie des pionniers du New Jazz américain, épouse du contrebassiste Gary Peacock, puis du pianiste Paul Bley, accompagnatrice pour Albert Ayler, jusqu’aux albums des années 1990-2000 chez ECM avec quatuor à cordes, en passant par le "Bley-Peacock Synthesizer Show", une tournée composée pour la première fois (en 1968) autour du synthétiseur Moog, Annette Peacok a inventé son style, unique, immédiatement identifiable : un parlé-chanté qui épouse, enlace, repousse, s’éloigne ou glisse sur des arrangement jazz, funk, rock, comme un flow avant l’heure, une transe vocale, hypnotique, autant marquée par la route de Kerouac, les litanies de Ginsberg, que par la soul de Sly ou des Last Poets. Les compositions d’Annette Peacock sont aussi sensuelles que cérébrales, avançant par glissements harmoniques, créations d’espaces ouverts ou de gouffres profonds, soudaines envolées déchirantes. Sa voix est un instrument à part entière, un soliste sensuel, sophistiqué, profondément émouvant, et pourtant toujours détaché, supérieur, intimidant.


"L’autre élément important pour moi en tant que programmateur, poursuit Etienne Blanchot, c’était le côté féminin-féministe d’Annette Peacock, la manière dont elle parle de sa féminité. C’est une très belle femme, qui s’est toujours habillée de manière très sexy, et en même temps qui s’est toujours bagarrée très clairement avec la masculinité et la phallocratie du monde musical, déjà à son époque. Et elle a trouvé un bel équilibre : elle parle souvent de sa position de femme dans ses chansons mais sans être activiste, sans que tout son travail ne repose là-dessus. Son attitude vis-à-vis de Brian Eno ou David Bowie, avec qui elle a refusé de travailler, s’inscrit dans cette démarche : elle n’a jamais voulu faire partie du décorum d’artistes pop."

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Cette voix singulière, aussi passionnée que distante, presque hautaine, reflète ainsi sa farouche volonté d’indépendance et d’émancipation des hommes. Après deux disques avant-gardistes avec son mari Paul Bley (Improvisie et Dual Unity, en 1968 et 1971), à la fois lyriques et expérimentaux, Annette s’émancipe pour une carrière solo avec les albums  Revenge et  I’m the one, organisant une fusion assez monstrueuse de chant modulé électroniquement, de rock progressif et de free jazz. Parfaite antistar, elle propose des happenings radicaux et parfois scandaleux (chantant seins nus au Town Hall de New York), recouvrant ses poésies chantées-déclamées d’arrangements de plus en plus complexes, virtuoses, bruitistes. Refusant donc les avances de ses fans David Bowie et Brian Eno, elle part s’installer en Angleterre et mettra six ans avant de sortir coup sur coup deux chefs-d ’œuvres de pop expérimentale (X-Dreams en 1978, The Perfect Release, 1979), enregistrés avec des musiciens chevronnés du rock progressif (Mick Ronson, Bill Bruford, Chris Spedding), où son chant atonal et insidieux hypnotise, séduit et repousse simultanément. Ce refus des concessions lui vaudra d’arrêter à nouveau sa carrière musicale pendant près de 15 ans, de l’album paru sur ECM, An Acrobat’s Heart (2000), à son retour sur scène en 2015.


La présence d’Annette Peacock à Villette Sonique s’inscrit donc dans l’ambition, renouvelée chaque année, de présenter des artistes du passé, de valoriser une sorte de patrimoine rock qui n’a jamais cessé d’être moderne, ou de donner enfin la tête d’affiche à des artistes qui ont longtemps œuvré dans l’undergound, mais dont l’influence est, a posteriori, une évidence. Depuis 2006, les Boredoms, Young Marble Giants, Throbbing Gristle, DEVO ou les Jesus Lizards ont ainsi partagé la scène avec les jeunes pousses de la musique indépendante, et cette rencontre entre (relative) sagesse des anciens et jeunesse fougueuse (ou pas) est aussi la raison du succès, transgénérationnel et ouvert d’esprit, du festival. On pourra donc voir en Annette Peacock la figure tutélaire de cette nouvelle édition, comme le souligne Etienne : "Il y a pas mal d’artistes femmes encore cette année et c’était d’autant plus évident d’inviter Puce Mary ou Princess Nokia parce qu’il y avait cette présence puissante, cette figure de femme artiste qui est fondatrice pour beaucoup aujourd’hui. Jenny Hval est raide dingue de Peacock, et elle fait clairement partie de la planisphère de OOIOO.". Tous les amateurs des grandes chanteuses pop contemporaines, de Weyes Blood à Julia Holter, devraient donc venir saluer Anne Peacock. She’s the one.


Ci-dessous, on écoute une playlist spéciale Annette Peacock concoctée par le programmateur de Villette Sonique Etienne Blanchot. 


Crédit photo : Daniel Shea

I Belong To A World That's Destroying Itself

Annette Peacock