Les bons albums de techno, c'est comme les bons restos à burger: tout le monde en fait, ça a l'air simple comme bonjour, pourtant presque tout le monde se plante. Dans les deux cas, ce ne sont pourtant pas les plus hardis ou les plus excentriques qui s'en sortent le mieux. Cachez-moi ce double-patty glacé au sucre de canne et au lychee que je ne saurais manger, enterrez-moi ce double-album de techno symphonique inspiré par Giacinto Scelsi que je ne saurais écouter: tout ce qui fera mon bonheur c'est un peu de savoir-faire, un peu d'invention et de la simplicité bien placée.
Prenez les Zenker Brothers: ce n'est pas en mélangeant le lard de Colonnata et les épices aux noms barbares qu'ils ont fait d'Ilian Tape l'un des labels les plus respectés et indispensables de la techno contemporaine; plutôt en jouant de l'huile de coude, taffant dur, tous les jours, répétant jusqu'à la perfection des recettes ancestrales jusqu'à l'illumination et, très ponctuellement, l'émergence de formes inédites.
Introduits dans l'arène médiatique comme des enfants de la balle techno parce que leur tantine s'occupait en partie de l'Ultraschall de Munich, Dario et Marco Zenker n'ont pas, comme la légende le prétend, fait leur première fête techno avant d'apprendre à lire. Mais pour une raison ou pour une autre, ils forment effectivement la plus belle paire de puristes découverte depuis longtemps: du genre qui respecte la tradition par tradition mais qui ne pratique pas pour autant son art comme une langue morte. A la fois très tradi et bourré ras la gueule de bidules jamais entendus, simultanément très humble et très arrogant, leur premier album en tout cas est un cas rarissime de premier album qui est aussi un classique instantané. Ça méritait bien un petit entretien.
Notre but était vraiment de mettre à profit le format de l'album pour construire une belle arche de suspense. Nous avons pris énormément de plaisir à concevoir se premier album sans contraintes et à nous laisser aller là où les ondes nous menaient. C'est un titre qui fait sens. On s'est laissés porter par le courant.
"L'album de techno" est un moment obligé dans la carrière du musicien électronique, mais surtout une épreuve à laquelle la plupart des musiciens électroniques échouent assez lamentablement. Comment avez-vous approché l'exercice? Est-ce que vous aviez des références en tête?
C'est effectivement une exercice difficile, et nous avons longtemps réfléchi avant de le faire écouter autour de nous et de le sortir. Il y a si peu d'albums techno qui fonctionnent en tant qu'album et qui présentent un tant soi peu de cohérence... Un bon album doit évidemment être plus qu'une compilation de tools dancefloor entrecoupée de plages vaguement ambient... Nous avions à coeur d'embarquer l'auditeur dans une totalité plutôt que de compiler nos morceaux préférés sur nos EP. Immersion fonctionne comme un bon livre, je crois: il faut aller au bout pour le comprendre. On n'y a caché aucun message pour les générations futures, mais on espère sincèrement qu'il tiendra un peu à l'érosion et à l'action des années qui passent.
Précisons en premier que les outils importent assez peu: nous connaissons beaucoup de musiciens qui font de la musique fabuleuse en n'utilisant que leur ordinateur, ce que seraient d'ailleurs bien en peine de repérer la plupart des snobs de l'analogique. Pour ce qui nous concerne, c'est avant tout une histoire de fun: on s'amuse beaucoup à bricoler et à jammer avec les machines. Les machines facilitent évidemment l'impro et le fait de jouer à plusieurs. Le processus de travail est assez différent de celui qui consiste à séquencer laborieusement sur ordinateur. Le fait d'être obsédé par les machines, de les collectionner et de les combiner fait d'ailleurs partie intégrante de ce processus. Cecit dit, tout ça est avant tout une histoire de caractère. Chacun doit trouver la manière de travailler qui lui correspond le mieux. Personne ne devient meilleur musicien en dépensant tout son argent dans du matos.
Jusqu'à quel point la tradition et l'histoire de la techno - notamment celle de la techno allemande et de la scène munichoise - influent elles sur votre musique? Est-ce que vous vous considérez comme des "classicistes"?
L'histoire de la musique en général pèse lourd sur nos épaules puisque nous sommes autant fans de techno 90's que de hip-hop. Il reste tant de bonne musique du passé à découvrir, et on ne perd jamais son temps à se renseigner sur ce qui a été fait par le passé. Ceci dit, on est loin de se cantonner à la musique qui a été produite à côté de là où on a grandi: les limites géographiques n'ont jamais aussi peu importé qu'aujourd'hui. Munich a une longue tradition de musique électronique derrière elle, mais il y a tellement d'exemples de musiciens incroyables qui se sont formés dans des bleds minuscules... Avec Internet, c'est encore plus tangible: nous sommes tous connectés les uns aux autres, et l'endroit où tu grandis importe finalement très peu. Notre but n'a jamais été de réinventer la roue, mais nous sommes toujours en quête d'air frais.
C'est assez simple, en fait: on sort ce qu'on aime et on y met beaucoup d'énergie. Nous sommes même tellement passionnés que ça vire parfois à l'obsession. S'il y a un esprit qui se dégage du catalogue, c'est sans doute: "qu'est-ce que c'est dur de se détendre et d'arrêter de cogiter". Mais on a beaucoup grandi en 8 ans, et le label a changé avec nous. Je serais bien en peine d'expliquer ce qui lie objectivement ces 50 disques.
Il fut une époque où faire le choix de la musique électronique et de la techno était faire acte de subversion, notamment à cause du style de vie "radical" qui l'accompagnait. Du coup, je me demande ce que ça fait, comme vous, d'avoir baigné dans ce milieu en grandissant: la techno sonne-t-elle encore radicale à vos oreilles? Futuriste? Dangereuse?
En fait, tout ce battage comme quoi on aurait grandi dans le milieu de la techno vient d'une rumeur colportée un jour par un mauvais journaliste. Notre tante et son petit ami de l'époque étaient effectivement très actifs dans la scène techno et ont beaucoup participé à l'Ultraschall, un club à Munich qui était également un label et un magasin de disques. Mais de là à dire que ça nous a influencés... Nous étions trop jeunes pour sortir en club et ce n'est que des années plus tard que nous avons pris acte de l'existence de la techno. A un moment, nous avons même déménagé à la campagne, dans une région où la techno n'existait pas. Quant à notre mère, elle n'en écoutait pas. Notre père est resté vivre à Munich et nous lui rendions visite régulièrement et il est vrai qu'à une période, pas mal de DJ de passage en ville dormaient chez lui. Mais pour nous, c'était des amis de passage comme les autres, et nous n'avions aucune idée du genre de musique qu'ils jouaient. A l'époque où nous habitions à la campagne, Dario était fan de psy trance. Ce n'est qu'après avoir déménagé à Munich pour habiter seul qu'il a connecté avec la scène. Quand l'équipe de l'Ultraschall a volé en éclats, une partie des fondateurs est parti monter le Rote Sonne, et l'autre le Harry Klein. Notre tante fait partie de ceux qui ont fondé le Rote Sonne. Mais Dario est devenu résident au Harry Klein - autant dire que les connexions familiales n'ont pas vraiment joué de rôle dans cette histoire. Quant à moi, Marco, j'ai découvert la techno par mon frère, et c'est par lui que j'ai fini par rejoindre l'équipe du Harry Klein à mon tour. Nous avons arrêté notre collaboration avec le club en 2012 pour diverses raisons. De fait, nous n'avons pas grandi dans une "famille techno" ni passé notre enfance en club. Et pour revenir à ta question initiale: oui, la techno sonne toujours "futuriste" à nos oreilles. Surtout très excitante.
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