Dans le film Blow Up d’Antonioni, il y a cette scène où Bill, peintre et ami du héros, explique à ce dernier sa manière d’envisager son modus operandi. Après que le protagoniste lui demande ce que ses toiles absconses et comme laissées à l’état de friches peuvent bien vouloir dire, le peintre lui répond que lui-même ne le sait pas, ou tout du moins pas encore. "Que le sens viendrait plus tard". Ce passage du film (que les mélomanes ont en général tendance à occulter, préférant revenir éternellement sur la fameuse scène de la guitare brisée de Jeff Beck dans le club) est à la fois une métaphore très belle du processus créatif, mais aussi ce qui me vient en tête en premier lorsque je pense à la carrière et à la construction de l’esthétique de Swans.
Apparu depuis les confins de la no wave new-yorkaise au début des années 80, dans le sillon de Sonic Youth ou de Rhys Chatham (lequel a offert son premier instrument au leader de Swans), le groupe mené par le démiurge Michael Gira a connu de telles métamorphoses, bifurcations de sens, changements de personnel et revers stylistiques, commerciaux et critiques, qu’il a été difficile dans un premier temps de pouvoir deviner de quel bois l’animal furieux se chauffait. Que ce soit dans les affronts noise nietzschéens de l’époque de Raping A Slave, dans la radicalité de ses incursions industrielles illustrées par l’album live Public Castration Is A Good Idea, dans l’échec retentissant de leur seule tentative un tant soit peu commerciale The Burning World, voire même dans le retour orchestral et en grande pompe à l’orée des années 2010, après une séparation de près de treize ans, avec l'album My Father Will Guide Me up a Rope to the Sky, la formation a dû faire face à une réaction presque constante de rejet significatif, d’incompréhension et de défiance de la part d'un public pas forcément rompu aux propositions artistiques les plus hardies.
Pour ma part, l’appréhension de leur œuvre s’est elle aussi opérée de manière tortueuse et compliquée. Ingérée en profondeur sur le tard, à l’époque de The Seer (2012), deuxième album suivant la réactivation du groupe en 2010, la musique de Swans m’avait d’abord parue trop lourde, trop sentencieuse, presque pontifiante dans sa volonté d’embrasser tous les affects de la déchéance humaine et d’asséner à coups de marteau-piqueur la vindicte du chaos sonore. Ce n'est donc qu'à partir de la sortie de The Seer et son déroulé d'épopée magistrale que la compréhension s'est faite en moi, avec un point culminant arrivé l'année dernière au festival This Is Not A Love Song à Nîmes, où l'acoustique superbe du lieu m'a permis d'entrer de plain pied dans l'ébouriffante architecture sonore du groupe. C'est en live qu'on appréhende bien évidemment la musique de Swans, où la souveraineté de l'ensemble de la section se met en place, enveloppe plus qu'elle ne force l'auditeur de son pouvoir chamanique, et lui permet d'accepter un volume sonore et une puissance difficilement tenables dans d'autres dispositions que la transe.
Pendant ce laps de temps, j’essaie de lancer le bonhomme sur des pistes plus ou moins théoriques, plus ou moins esthétiques, de dérouler le fil de son histoire personnelle tout autant qu’essayer de presser le citron de ses sensibilités artistiques pour en tirer un éventuel jus critique goûtu. À chaque fois, je bute contre un mur, me prends les pieds dans le tapis et me retrouve inextricablement cloué face au sourire poli, désespérément neutre et irrémédiablement désinvesti de Michael Gira. Ça pourrait être drôle s’il y avait de la véritable hostilité ou une vraie résistance de sa part, ça donnerait sûrement lieu à un échange compliqué mais intellectuellement friand. Seulement, là, je rame. Après avoir tenté de le projeter sur la question du leitmotiv de la discipline chez Swans et m’être essuyé un premier plâtre ("Ce n’est pas un leitmotiv, c’est une méthode"), j'essaie de le faire bifurquer sur l'éventuelle hybris présente chez tout chanteur de rock et me prends une seconde tannée ("Je ne réfléchis jamais comme ça").
Je me mets à penser à voix haute, et lui glisse que s’il y a bien une tradition à laquelle on pourrait raccorder l’œuvre de Swans, ce serait sans doute celle de la littérature transcendentaliste américaine. Réaction de l’intéressé : "J’ai lu un peu de Whitman quand j’étais jeune, mais jamais Emerson. Ah si, peut-être un ou deux poèmes, je ne sais plus". J’insiste un peu, lui dis que la raison pour laquelle je pense principalement à ça réside dans le fait que ce mouvement, découlant autant de la philosophie kantienne que de traditions séculaires et religieuses amérindiennes, s’est montré profondément méfiant vis-à-vis de toutes les religions, tout en étant paradoxalement profondément pétri de spiritualité. Michael Gira : "Mouais. On peut voir ça comme ça". Foutu pour foutu, je tente un coup du diable, et commence à amorcer la question de la masculinité et de la violence dans les chansons de Swans en me disant que je vais bien finir par évoquer subrepticement et de manière subliminale la tourmente face à laquelle on ne l'a pas réellement entendu s'exprimer en interview (quitte à me faire casser la gueule, autant que ce soit avec panache). Mais vu une énième réaction désincarnée de son côté, je sens que ce n’est même pas la peine d'essayer - et très franchement, j'ai un peu les chocottes.
Il y a plein de raisons qui font qu’une interview ne se déroule pas exactement comme prévu. Dans ce cas précis, le langage corporel d’un corps massif de 60 ans qui a derrière lui tant de vécu, tellement sûr de son fait qu’il ne s’embarrasse aucunement de combler les silences, contre celui d’un gringalet parisien à peine sorti du bulbe et dans une position de quasi-fan transi, n’aura certainement pas aidé à fournir le terreau idéal à une discussion à bâtons rompus sur la musique, l’art et tout le reste. Mais il serait absolument malhonnête de n’imputer ce demi-échec que sur le dos d’un éventuel manque de coopération de l'intéressé.
Car au final, qu'attend-on réellement d'une interview aujourd'hui? Qu'elle se déroule sans heurts et sans secousses, que les artistes nous refourguent leur communiqué de presse qu'on pourrait reformuler, rendre plus sexy, plus touffu, plus riche et foisonnant et qu'on s'en laverait les mains ensuite ? Pense-t-on réellement que nos interlocuteurs se doivent de fournir eux-mêmes la matière théorique à notre travail, d'attraper nos miettes spéculatives en vol, en bref, d'écrire notre papier à notre place ? A-t-on seulement besoin d'entendre leur avis ? N'y a-t-il pas une autre manière de dérouler un fil conceptuel que de tenter inlassablement de leur tirer les vers du nez du pourquoi, du comment et de la psychologie de comptoir ?
Cette rencontre avec Michael Gira ne m'a pas seulement frustré, elle m'a fait reconsidérer entièrement le principe même de l'interview, dont j'entrevoyais les lacunes depuis un moment déjà, mais dont les limites du petit dispositif que j'avais mis en place jusqu'ici ne se sont véritablement matérialisées qu'aujourd'hui. Mieux vaut tard que jamais.
En attendant, The Glowing Man est sorti vendredi dernier chez Young God Records et Mute. Il est donc en écoute sur les plateformes de streaming. On vous a mis un petit embed Deezer ci-dessous (sinon, il y a toujours Spotify par ici) :
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