Dans la grande galaxie des héritiers de Sun Ra, Basquiat ou George Clinton - en gros, les artistes et musiciens que le critique Mark Dery a rassemblé dans la grande chapelle cosmique de l'afrofuturisme - on trouve Shabazz Palaces, duo rap-expérimental basé à Seattle. Première signature hip-hop de Sub Pop, le groupe composé de l'ex-moitié de Digable Planets Ishmael Butler et du multi-instrumentiste Tendai Baba Maraire se revendique autant de l'indie-rock des TV On The Radio que du hip-hop de Public Enemy, du free-jazz cosmique de Sun Ra et Pharoah Sanders que de la funk atomique de Georges Clinton, collabore avec Oneohtrix Point Never, tourne avec Radiohead et Julian Casablancas et jam avec Flying Lotus et Thundercat.
Au-delà de la parenté revendiquée avec Parliament et Sun Ra, l'afrofuturisme de Butler et Maraire tient à leur goût affirmé pour la science fiction - sci-fi rap comme ils auto-définissent leur genre - et à l'explosion des formes de leurs beats, qui tire autant ses racines de l'esprit DIY de Seattle que de l'émancipation politique et formelle du free-jazz.
Sauf que. Si pour Sun Ra l'Espace est l'ailleurs fantasmé, c'est sur la planète Terre que débarque Quazarz, l'alien / alter ego (ce qui est presque la même chose) d'Ishmael Butler, personnage central du double album Quazarz: Born on a Gangster Star / Quazarz vs. The Jealous Machines sorti en septembre dernier. Il débarque dans l'Amérique de Trump, Kanye et Instagram, et Butler redécouvre le monde à travers ses yeux pour un double projet qui tient du hip-hop de science-fiction, du concept album enfumé et du brûlot politique.
Alors pour être sûr de ben suivre, on a commencé par leur demander qui était Quazarz et d'où il venait.
ISHMAEL BUTLER : Son identité n'a pas vraiment d'importance. Il vient des tréfonds de mon esprit, mais il associe ses expériences personnelles aux miennes, ses sentiments, ses observations et celles de tous les habitants du monde, tout ce qui est pensé, ressenti et absorbé chaque jour dans notre nouvel âge. Je suis vieux, j'ai 47 ans, j'ai vu le monde changer. J'essaie de naviguer entre ces changements, de les représenter. Inventer Quazarz, ça me permet de créer une nouvelle façon de regarder les choses, avec une nouvelle paire d'yeux, comme un bébé. Il vient de tous les endroits où j'ai été, et de tous les endroits où les gens qui m'ont façonné ont été. J'essaie de suivre mon instinct et de donner une voix ou un son à tous mes ancêtres, je porte leur mémoire dans ma peau, dans mon sang, dans mes chromosomes.
Tu parlais de grands changements, lesquels t'ont marqué ?
IB : Les humains ont pris la décision d'accepter les ordinateurs et les smartphones, de s'appuyer dessus et d'interagir avec, sans s'interroger sur les implications que ça aurait sur leur vie. Pour moi c'est un changement aussi profond que la Bible de Gutenberg. Le passage à une autre ère.
Il y a un aspect "afrofuturisme à l'envers" dans le disque. Sun Ra dit "Space is The Place" alors que Quazarz vient du cosmos pour descendre sur terre.
IB : Ouais, c'est intéressant. Mais l'afrofuturisme est un terme utilisé pour décrire des hommes et des femmes qui créaient des objets conceptuels qui semblaient venir d'autres mondes. Et je pense que c'est réel, je pense qu'ils n'étaient pas de ce monde, qu'ils sont arrivés d'autres endroits il y a très longtemps. Quand je dis que je pense aux souvenirs que je porte en moi, ce sont des souvenirs qui viennent du cosmos. Je ne sais pas pourquoi j'ai ces pensées, peut-être qu'un de mes ancêtres venait de l'espace. Au Zimbabwe (dont le père de Tendai Baba Maraire est originaire, ndr) il y a des ruines dont on ne sait pas si elles ont été créées par l'homme. Des signes et des formes qui, à mon sens, servaient à communiquer avec l'espace. Ce niveau de complexité, on l'a définitivement perdu avec tous les appareils modernes, nos smartphones ne nous servent plus qu'à chercher des définitions, ou des images. Avant ça on ne s'était jamais considéré comme les seigneurs de la Terre, nous étions là et on faisait partie d'un tout, on apprenait des choses, on pensait différemment. Je fais ce constat, donc oui, quelque part c'est de l'afrofuturisme à l'envers.
Il y a aussi un aspect presque grunge dans votre musique, surtout quand on réécoute Black Up, votre premier LP. Ce truc rêche, direct.
IB : Ca, c'est Seattle. C'est la mentalité de Seattle avant d'être celle du grunge. C'est l'essence même de la ville. Ca tient à son environnement, à sa météo, aux différentes sortes de gens qui sont venus s'y installer. C'est une chimie très complexe, chaque ville a la sienne. Sub Pop ça a commencé parce que des musiciens ont entendu d'autres musiciens et se sont dit qu'il fallait qu'ils envoient leur musique au monde. Personne ne voulait leur donner d'argent, personne ne voulait leur donner d'exposition, alors ils ont dû inventer un moyen de le faire par eux-mêmes. C'est cette mentalité qui a donné naissance au label. C'est cette mentalité qui a donné naissance au grunge. Même les chemises en flanelle, c'est un truc que les gens portaient bien avant Nirvana. Il fait froid là-haut, et comme tu n'as pas beaucoup d'argent tu vas dans une friperie t'acheter une chemise bien épaisse que tu passes par dessus ton sweat-shirt et tu vas à l'école comme ça. L'essence précède le style, toujours.
Tu parlais de changement. L'album a été composé au moment de la dernière campagne présidentielle américaine et de l'élection de Donald Trump. Il représente un changement ?
IB : Non, Trump n'est pas le changement, il est le résultat du changement. Trump n'est pas à la pointe de quoi que ce soit, il n'est pas assez malin pour ça. C'est un sous-produit de quelque chose de bien plus vaste, comme une maladie qui s'étend, l'environnement est malsain et les cancers se propagent partout. Et manque de bol, ce cancer est le président des Etats-Unis et le leader du Monde Libre. Mais il n'a aucun poids en lui-même, il est le résultat de l'environnement empoisonné que les Etats-Unis cultivent. Qui d'autre que lui pour être président aujourd'hui ? Au contraire, il est parfait. Il est le produit parfait de la nouvelle Amérique.
TM : Il faut que tu comprennes qu'Ishmael vient d'une famille de Black Panther, moi je viens d'une famille de réfugiés, de gorilla freedom fighters. Rien de tout ça n'est nouveau pour nous. Ca n'a pas plus de réalité qu'un spectacle. Trump, c'est l'opportunité pour le reste du monde de regarder en face les choses dont on parle depuis des années. Des choses que l'on dit même à l'intérieur de notre communauté. Combien de fois j'ai dû dire à un de mes frères : "Ils n'en ont rien à faire de toi. Arrête de compter sur le système. Compte sur toi-même et sur ta propre capacité d'action." Il n'y a aucun changement. Les rideaux se sont juste ouverts. Maintenant tu peux voir. Soyons honnête, il faut bien plus que deux générations pour se débarrasser de l'idéologie du Klu Klux Klan. Là encore, la seule différence c'est l'apparition des réseaux sociaux. Ils ne peuvent plus cacher les émeutes et les bavures. Sous Bush ou sous Reagan ils l'auraient fait. C'est de là que vient le hip-hop : c'était notre réseau social. "Fuck The Police", ça fait 35 ans qu'on le dit.
Maintenant il y a plus d'exposition, les gens voient, il y a une prise de conscience. Mais pense à Rodney King (un chauffeur de taxi noir, dont le passage à tabac par la police a été un des éléments déclencheurs des émeutes de Los Angeles, ndr), ça a déclenché une émeute. Une vraie émeute. L.A a été ravagé. Alors qu'aujourd'hui, que se passe-t-il ? Il y a cette espèce de gigantesque spectacle dont on est tous témoins devant nos écrans, mais qui réagit, qui se soulève ? Qu'est ce que tu veux qu'on y fasse, tout ça on l'a déjà vu.
Cette prise de conscience des violences policières et de la situation de la communauté afro-américaine, ce n'est pas quelque chose qu'on pourrait mettre au crédit des réseaux sociaux ?
IB : Oui mais il n'y a pas de puissance, c'est comme si tu prenais un verre de jus d'orange et que tu y ajoutais une bouteille d'eau, tu perds le jus, la sève. Les réseaux sociaux diluent la force de tous les messages. Ce n'est qu'une image, un item que tu scroll sur un écran, entre une blague et une image de chat. Tu ne t'arrêtes pas une seconde pour poser les choses. Tu vois un mort en Syrie, quelqu'un qui vient de se faire descendre aux Etats-Unis, une personne en surpoids, une vanne... Tout est au même niveau.
Il y a des milliers de joueurs dans la NFL (la ligue national de football américain, ndr), 75% d'entre eux sont Noirs. Après ce qui s'est passé dernièrement, le propriétaire d'un club a dit : "les détenus ne peuvent pas être les maîtres de la prison." Pour moi ils n'auraient pas dû s'agenouiller, mais refuser de jouer. Tout simplement. C'est la position que Shabazz Palaces occupe dans la musique : on est soumis à personne. Si on ne veut rien faire, on ne fait rien. Ne nous appelle en nous disant qu'on a l'obligation de faire un truc. On a aucune obligation. Je voudrais qu'il y ait plus de gens comme nous dans le hip-hop. Des gens qui n'aient pas peur de dire "écoute, on va faire exactement ce qu'on veut faire, et ce ne sera pas nécessairement commercial, il n'y aura pas de diamants ni de femmes sublimes. Sauf si on veut en mettre." S'il y a une chose à retenir de notre musique c'est ça : on est soumis à rien ni personne.