Comme annoncé il y a quelques semaines, The Weighing of the Heart, le nouvel album de Colleen qui sort le 6 avril chez Thrill Jockey est un très beau disque. Toujours intimiste, d'une abrasive délicatesse, la musique de la Française Cécile Schott s'y déploie pour la première fois dans les tempi enfumés de rastafaris et aborde de nouveau des rivages inédits. On est pas surpris. La démarche musicale de Colleen semble survenir de nulle part, si ce n'est au point de rencontre de différentes éternités musicales : tantôt classique, tantôt acousmatique, un pied dans le reggae, une menotte dans la folk pastoral... Colleen est ce capitaine de nulle part (Captain of None) qui tout en ayant les oreilles bien à l'affût sur ce qui s'est fait à travers le monde et à travers les âges, sait mener sa barque vers de nouveaux horizons. Basé à San Sebastián depuis quelques années, l'ancienne prof d'Anglais a répondu à nos questions.
Personnellement je n’utiliserais pas l’expression « reggae baroque », car d’une part je n’ai pas du tout l’impression que la musique que je fais désormais soit influencée par le baroque (mon instrument l’est, mais il est amplifié, l’accordage est changé, et je le joue de manière totalement non-traditionnelle, en fingerpicking sans jamais utiliser l’archet), et d’autre part l’influence que je tire de la musique jamaïcaine est d’avantage axée sur le dub et les pratiques des producteurs de l’époque, ainsi que le style de jeu de certains musiciens (notamment les guitaristes), plutôt que sur le reggae au sens pur du mot. Il s’agit de s’inspirer de l’inventivité et de la liberté de ces producteurs et musiciens, et effectivement pas du tout de copier ou mimer la musique elle-même. Le fait d’avoir utilisé comme unique instrument (à l’exception du mélodica sur "Salina Stars" et d’un peu de percussion) mon dessus de viole, qui a effectivement tellement peu à voir avec la formule classique basse/batterie/guitare/chant de la musique jamaïcaine, a été à la fois une évidence du fait de mon amour pour le son et les possibilités de cet instrument et aussi une décision consciente afin d’éviter tout risque de pastiche.
D'où viennent ces racines reggae, cette envie de faire en quelque sorte le reggae du XVIIIe siècle ?
Mon histoire d’amour avec la musique jamaïcaine s’est faite en 3 temps : quand j’étais très petite (vers l’âge de 4 ans), mes parents ont acheté une cassette compilation s’intitulant "The Kings of Reggae" qui en réalité ne contenait quasiment que des productions de Lee Perry, principalement de la période que je préfère chez lui, 1976-78. J’ai donc grandi avec ce son pendant quelques années, puis ai tout oublié pendant ma période collégienne et lycéenne, avant de retomber dans le chaudron vers 1999, à mon arrivée à Paris : ma fac d’anglais était juste à côté de Gibert Joseph, donc je passais mon temps libre là-bas à écouter les disques jamaïcains sur les postes d’écoute (c’était la grande époque des premières compiles Dynamite de Soul Jazz), et par ailleurs j’empruntais énormément dans les médiathèques, notamment les rééditions Blood and Fire.
En 2001 je me suis mise à faire de la musique en samplant sur ordinateur, et j’ai fini par me concentrer sur de nombreux autres styles de musique pouvant me donner ce que je cherchais, à savoir des samples principalement acoustiques que je pouvais suffisamment modifier pour me les approprier, donc j’ai fini par moins écouter de musique jamaïcaine. La troisième rencontre a été la bonne : pendant l’enregistrement de mon quatrième album The Weighing of the Heart en hiver 2012, mon ami (l’illustrateur Iker Spozio) et moi-même sommes totalement retombés amoureux de musique jamaïcaine.
A partir de ce moment-là, les murs de notre appartement ont vibré aux sons de cette musique sans discontinuer, avec de temps en temps des pauses africaines . J’étais bloquée sur un dernier morceau de cet album, Breaking Up the Earth, et j’ai tenté un traitement jamaïcanisant pour voir ce qui se passerait, et là ça a été la révélation : j’ai non seulement réussi à terminer le morceau d’une manière qui m’a totalement surprise, mais surtout j’y ai pris un tel plaisir que j’ai tout de suite compris que j’avais là la clef de mon cinquième album, et ça a été un réel sentiment de libération et d’euphorie. J’ai compris que j’avais toujours beaucoup contrôlé ma musique et que je gagnerais énormément à relâcher cette pression pour expérimenter plus librement, sans me mettre autant de barrières.
Au-delà de la musique baroque et du dub, il y a des musiciens actuels qui t'influencent?
Je n’écoute quasiment pas de musique contemporaine et à l’heure actuelle très peu de musique européenne ou nord-américaine, donc je ne saurais trop quoi te dire, car mes sources sont vraiment ailleurs. Le seul musicien occidental dont je me sente réellement proche est Arthur Russell, et je dois beaucoup à la découverte de sa musique : c’est elle qui m’a donné dans un premier temps le courage de me mettre au chant, et dans un deuxième temps la détermination d’essayer de trouver une approche musicale très ouverte qui consisterait à abolir les barrières entre musique instrumentale et vocale, acoustique et électronique, sans rythme apparent et rythmée, avec un instrument ancien (dans son cas le violoncelle) mais en intégrant des effets sonores très évidents (je pense bien sûr à son album World of Echo). Pour le reste, mes influences sont réellement jamaïcaines pour la production et souvent africaines et en tout cas non-occidentales pour le jeu de viole.
Tu sembles avoir abandonné pour de bon la démarche de tes débuts, qui consisiat à travailler à partir de samples pris sur divers enregistrements existants ?
Oui, très clairement – je ne renie pas du tout ce disque (Everyone alive wants answers, NDLR), bien au contraire, mais c’est vrai que le sampling pose des problèmes légaux et éthiques que je ne me suis pas posés à l’époque (je mets ça sur le compte de ma jeunesse, inexpérience et enthousiasme) mais que clairement je me poserais si c’était à refaire aujourd’hui. Et par ailleurs, j’éprouve un immense plaisir à générer tous les sons moi-même : jouer et produire le son est devenu aussi important pour moi que la partie « composition » de ma musique.
De quoi est fait ton studio ? Tu enregistres tout par toi-même ?
Je loue un ancien magasin d’olives à San Sebastián, Espagne, la ville où j’habite. Je l’ai récupéré en assez mauvais état, abandonné depuis plusieurs années, mais j’ai tout de suite senti que c’était un lieu où je pourrais me sentir bien et où le son serait assez bon du fait du haut plafond en bois et de la forme rectangulaire du lieu. Les trois premières années ont été difficiles car les portes et fenêtres étaient très anciennes, donc il y avait un problème de bruit énorme. Heureusement, j’ai fini par convaincre le propriétaire de faire des travaux, et depuis décembre 2013 j’ai un espace de travail qui, s’il n’est pas à proprement parler un studio professionnel, s’en rapproche énormément et me permet de travailler sereinement et en tout confort, loin d’internet et autres distractions qui tuent la concentration.
Mon setup est très simple et correspond exactement à mes besoins : ordi, grand écran, moniteurs de proximité, bonne carte son avec plein d’entrées, quelques très bons micros, ma collection d’instruments (même si maintenant je ne me sers que de peu d’instruments), et pour le live toutes mes pédales et une sono. Je joue, chante, enregistre, mixe et produis tout, mes deux derniers disques ont vraiment été faits totalement en solitaire, la seule chose que je ne fais pas moi-même est le mastering.
D'ailleurs, à quoi ressemble ta vie de musicienne? Travailles-tu plutôt le matin, l'après-midi, le soir ?
Je ne suis pas du tout du matin, mais je me suis créé une espèce de routine de travail qui me force à « faire des heures » en quelque sorte, donc je passe quasiment tous mes après-midis au studio, car une des grandes leçons de ces quatre dernières années pour moi est l’importance du travail : on n’arrive à rien si on ne passe pas des centaines, voire des milliers d’heures, sur son travail. Certes, on peut passer par des périodes de manque d’envie (c’est ce qui m’est arrivé en 2008-2009), mais finalement la soi-disant « inspiration » ne compte pas autant que la recherche inlassable visant à s’améliorer et approfondir ce qu’on a déjà fait, jusqu’à, dans le meilleur des cas, trouver quelque chose de nouveau à dire. En termes d’état d’esprit, j’essaie de faire un gros travail sur moi-même pour arriver à gérer le stress inévitable qui vient avec toute vie humaine - j’essaie d’évacuer les mauvaises ondes en passant du temps dans la nature et notamment en observant les oiseaux (c’est ma grande passion depuis un an et demi environ), généralement ça fonctionne plutôt bien ! Je ne pense pas être spécialement contemplative, mais j’essaie de l’être d’avantage car un des gros dangers de ce métier est d’être pris dans une spirale d’emails à n’en plus finir, et je considère que ce flot constant de communication éloigne réellement de l’espèce de « déconnexion » dont on a besoin pour créer. Et plutôt qu’aimer la lenteur, je dirais plutôt que j’aime les choses bien faites, et que lorsqu’on fait tout soi-même il y a forcément une nécessité d’apprendre constamment, sur le tas, ce qui effectivement induit forcément une certaine lenteur. En tout cas j’ai pu prendre trois mois complets pour enregistrer cet album et c’était incroyable de pouvoir l’enregistrer à mon rythme et dans d’aussi bonnes conditions, de plus pendant un très beau printemps.
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