De l'art délicat du disque de musique électronique engagée. Fondé à Sheffield il y a un peu plus d'un quart de siècle par la forte tête Ken Downie en bonne compagnie d'Andy Turner et Ed Handley (ces deux derniers partis pour de bon en 1995 pour développer l'univers de Plaid), The Black Dog a toujours cultivé sa différence dans le monde de la musique électronique britannique en refusant de s'aligner sur les trends techno comme ils passent et en infusant son electronic listening music onirique à plein tube de bribes de discours, d'ésotérisme et de théories tombées des ouvrages de référence de la contre-culture anglo-saxonne. Grand lecteur des textes ambigus et souvent visionnaires de Robert Anton Wilson, Aleister Crowley et William Burroughs, Downie a toujours tourné autour du problématique principe du concept album, rêvant ici à une compilation de musiques de publicité imaginaires, là à un album entier consacré à l'oeuvre et à la voix de Burroughs - qui devait d'ailleurs participer en voix et en personne au projet Unsavoury Products avant sa disparition en 1997.
Mais c'est avec l'arrivé de Martin et Richard Dust de Dust Science en 2005 que The Black Dog a proprement muté en usine à concepts, profitant du format album pour explorer les territoires troubles des phénoèmes de voix électronique (Radio Scarecrow), le cauchemar climatisé des aéroports (Music for Real Airports) ou la surveillance électronique (Further Vexations). Inspiré par une saine colère contre l'étrange paradigme dans lequel l'Occident existe depuis bientôt décennie, le nouveau Neither/Neither à paraître le 17 août s en remet une grosse couche sur l'ère de la désinformation généralisée, l'apathie ambiante et les réseaux complexes qui nous empêcheraient de voir la réalité. Ça vous dit quelque chose? Ça vous intéresse? Les trois membres du groupe ont répondu d'une seule voix à nos questions, et Dust Science Recordings nous offrent un extrait de l'album à découvrir en exclusivité.
[dustv050] The Black Dog - Commodities & Pavement - Previews
Quelle est l'idée directrice de Neither / Neither?Elle vient d'Austin Osman Spare (
magicien et artiste britannique proche dAleister Crowley, ndr), à qui l'on doit l'invention d'une manière très originale d'aborder l'art du
dessin automatique. Nous l'avons légèrement subvertie pour illustrer une idée selon laquelle qu'elle est devenue l'état d'esprit dominant de notre époque, où plus personne ne passe à l'action sur quelque sujet que ce soit.
Que signifie exactement le titre? S'agit-il d'une déclaration nihiliste très forte, ou alors est-ce plus complexe que ça? Doit-on y lire une dualité comme chez Kierkegard auquel le titre semble faire référence (le titre anglais de Ou bien... ou bien en Either / Or) ou une double négation?
Ce titre parle de ce que nous sommes devenus au Royaume-Uni comme nation, de cet état d'esprit de "ni... ni" qui nous empêche d'engager la moindre action contre ce qu'on nous fait. C'est assez facile à faire, puisqu'il suffit d'aller sur Youtube,
de regarder les vidéo d'Adam Curtis qui nous explique que tout n'est pas si simple et basique si on prend le temps d'y réfléchir deux secondes. Kierkegaard était un écrivain passionnant, et j'imagine que ses écrits sur le "refus du soi" s'imbriquent parfaitement dans ce que nous essayons de dire. Réveillez-vous, quelqu'un d'autre que vous est en train de prendre des décisions à votre place.
Le texte qui présente l'album cite de nouveau le nom de William S. Burroughs comme une inspiration. Pouvez-vous expliquer un peu plus en détails la manière dont ses oeuvres et ses" théories", par exemple celle que l'on peut lire dans La Révolution électronique, influence encore la musique de The Black Dog 13 ans après Unsavoury Products, cet album en collaboration avec Black Sifichi qui lui rendait directement hommage?Un jour, Burroughs a commencé à lancer des rumeurs en utilisant des magnétophones à bande dans des lieux publics. L'idée était que les gens entendent la rumeur, même s'ils devaient oublier où il l'avait entendue. La plus grande partie d'Internet et des médias modernes fonctionnent de la même manière, en colportant la rumeur, le ouï-dire et la spéculation plutôt que des faits prouvés. Le souci, c'est que la majorité des gens prend ce bruit pour argent comptant et le confond avec la vérité. Les soldats de la vérité sont fascinants à observer, ils morderont à autant d'hameçons qui se présenteront à eux. C'est de ça que Burroughs parlait. Son influence est pregnante parce qu'il utilisait des méthodes modernes pour faire revivre des processus "
magickes" qui nous intéressent depuis toujours. Au bout du compte, Bill était un homme d'idées qui savait les manier avec beaucoup d'humour, ce qui le rendait irrésistible. Après, est-ce qu'il avait toujours raison? Est-ce que ses idées sur les virus cachés dans
La Révolution électronique sont justes? Non, bien sûr que non, il suffit de regarder ce que Poutine fait avec l'information et les gens à qui il fait appel pour sa propagande. En fait, ça illustre exactement les propos de Burroughs, avec une bonne rasade de confusion en plus. On parle d'un plan si simple que personne ne peut croire qu'il va fonctionner, mais qui fonctionne de fait depuis 30 ans.
William S. Burroughs - Origin and Theory of the Tape Cut-Ups
03:31
En revenant sur la carrière de The Black Dog, on remarque la présence massive d'albums "conceptuels" ou au moins thématiques. A tel point qu'on a l'impression que les concepts sont consubstantiels à la musique. Est-ce que ça signifique que les notes, les bruits et les rythmes ne sont pas suffisants pour exprimer ce que vous avez à exprimer?Ce n'est pas vraiment conscient. Disons que nous apprécions beaucoup le format album et que nous essayons de construire des objets qui font sens à l'écoute du début à la fin. Appelons-ça des oeuvres thématiquement focalisées avec des idées raisonnées derrière plutôt que des oeuvres conceptuelles. Nous écoutons peu de disques dits conceptuels, et nos propres disques nous semblent échapper à la définition. C'est plutôt de l'ordre d'un reflet de ce qui nous intéresse ou de ce que nous ressentons au moment où nous enregistrons. Il est impossible de séparer qui nous sommes de la musique que nous faisons. Nous travaillons d'abord pour nous même, et nous sommes les premiers auditeurs de notrs musique.
La politisation de la musique électronique reste un phénomène assez rare et surprenant pour ceux qui suivent ses nombreuses scènes et ses mouvements depuis longtemps. En tant que mouvement contre-culturel, elle a toujours été politique en soi, mais elle reste en priorité une denrée "récréative" et un moyen de s'échapper pour la jeunesse qui la "consomme". Qu'est-ce que ça veut dire, pour vous, de faire de la musique électronique "politique" en 2015? La musique électronique est-elle un bon véhicule pour l'indignation?J'imagine que nous sommes des dissidents électroniques et que nous le serons toujours. Le plus étrange avec la culture de la dance music, c'est qu'avec tous ces gamins qui se bourrent d'ecstasy, on aurait pu penser que la vague d'empathie aurait été plus importante. Mais pour une raison ou pour une autre, les choses ont vite tourné au vinaigre, au canardage et à la malveillance. Alors est-ce qu'il y'a besoin de gens dans ce milieu qui se mettre à dénoncer des chose? Bien sûr que oui. Je pense à toute cette vague d'artistes de musique électronique soi disant "dark" qui s'amusent avec l'imagerie d'extrême-droite par fascination. Eh bien, il faut les réprimander. Nous faisons tous de la "Black Music", fin du débat. Et si tu as un problème avec les gens différents, il faut sérieusement songer à aller voir aileurs. Oui, on parle bien de musique pour faire la fête, mais aussi de musique qui sème des graines d'où pousse des idées qui peuvent nourrir les gens, et les inspirer à faire bien plus que danser le samedi soir en se défonçant la tête. Les gens ont besoin de s'échapper de la machine à concasser du prolétaire, mais la musique électronique ne s'est jamais résumée à ça. C'est aussi pour ça que nous nous sommes toujours vus comme des outsiders.
Est-il plus facile d'utiliser la musique électronique pour véhiculer des idées maintenant qu'elle est devenue une musique majoritaire?Non, parce qu'elle est surtout devenue un bien de consommation aux vues très étroites. Donc c'est presque le contraire. Le monde occidental s'intéresse plus à la dernière mise-à-jour iOS qu'aux mécanismes qui font que les pauvres s'appauvrissent.
The Black Dog - Too Many Isms (Original Mix)
06:44
Dans le texte de présentation de l'albums, vous proclamez que "nous sommes entourés et précocupés par des systèmes de génération de platitude qui sont vides et en circuits fermés". Comment s'empare-t-on de ce genre de phénomène en musique? En l'illustrant ou en le reflétant? Ou est-ce que le sous-texte suffit à rendre l'expérience de l'auditeur plus profonde? L'idée est de réfléter avec l'espoir que l'auditeur en viendra à se poser lui-même la question. Personne ne croit encore que les journaux disent la vérité, mais on continue à les acheter et à les utiliser comme référent. Pourquoi? C'est précisément la question que l'on pose. En même temps que quelques autres. Le sous-texte, c'est le problème en lui-même (pourquoi les journaux influencent-ils encore les gens?) et le mépris incroyable que ça nous inspire.
D'une manière plus prosaïque: les évolutions récentes de la musique de The Black Dog sont uniques. Elles permettent de mesurer, il me semble, l'évolution de la "scène" depuis cette époque où il était indispensable, pour le public et le "marché", de séparer la musique électronique qui se dansait et celle qui se fichait d'être dansable. Est-ce que vous vous sentez plus libres depuis que cette séparation a commencé à tomber? En fait, je m'en suis toujours foutu comme de l'an 40.
L'IDM était une invention pour vendre des disques que nous avons toujours détesté parce qu'elle créait des divisions là où il n'y en avait pas et qu'elle méprisait l'héritage des créateurs de ce qu'on appelle désormais la dance music. Nous avons toujours agi comme bon nous semblait, donc d'une certaine manière nous avons toujours été libres d'agir en dépit de tout ce qu'on tentait de projeter sur nous. Notre plus grande influence reste John Peel, à qui l'on doit de nous avoir soutenu et de nous avoir aidé à comprendre un spectre musical immense. C'est quelque chose qui nous est restés. A part ça, nous ne nous intéressons que très peu aux problèmes "d'individus" et de pensée étroite. Marche encore quand tu es un adolescent. Mais si tu continues après l'âge de 20 ans, ton avis ne vaut pas mieux que celui d'un troll sur Youtube.
The Black dog (Spanners) The end of time
03:44
La musique de The Black Dog n'a jamais sonné aussi indépendante et libérée des carcans de la mode que sur vos trois derniers disques. Nous n'avons jamais suivi aucune mode mais nous nous tenons au courant de ce qui sort chaque semaine. Mais l'idée n'est pas de plaire à qui que ce soit, donc ça n'importe que très modérément quant à la manière dont ça influe ou n'influe pas sur notre musique.
Pour conclure, est-ce que vous considérez la révolution électronique et informationnelle qui a changé notre vie ces 20 dernières années comme une chose plutôt positive ou plutôt négative?Les deux. Le souci, c'est que les gens deviennent des experts paresseux de tout et n'importe quoi en moins de deux, mais il reste suffisamment d'idées intéressantes dans le monde pour que l'on soit toujours intéressés par le fait de continuer à évoluer grâce à la technologie. Donc ça reste plus positif que négatif en ce qui nous concerne aujourd'hui.