Quand la personne que vous interviewez fait partie de celles qui vous ont aidé à déménager quelques semaines plus tôt, la suspicion de copinage peut difficilement être levée. Mais quand la même personne est aussi une artiste dont vous chérissez l’œuvre depuis 10 ans (en solo et avec Hypo) et la co-gérante d’un label indispensable au bien-être des musiques synthétiques (Lentonia Records), dont le nouvel album est un grower certifié malgré un manque de moyens flagrant (SOS Spring, dont le vinyle paraît seulement à 10 exemplaires), on passe outre le fiel des donneurs de
leçons pour jeter notre petit caillou sur la balance, en quête d’un improbable rééquilibrage. La parole est à EDH, amie généreuse, musicienne vertigineuse et passeuse incorruptible.

EDH - Between ( video clip )

04:13

J’étais un peu surpris que tu publies SOS Spring gratuitement sur Bandcamp avant même de te lancer dans la promo.

Ouais, après avoir tout essayé… C’est intéressant, les stratégies de com’, mais au final je pense que ça ne change pas grand-chose.

Les albums deviennent de plus en plus des prétextes pour tourner, ce qui ne correspond pas forcément à ton approche de la musique.

C’est vrai, l’album n’est plus une finalité mais une étape d’un processus global, qui ne concerne pas seulement la musique, mais la vie en général. Tu rencontres différentes personnes, tu noues des contacts, qui vont donner lieu à de nouvelles opportunités, qu’il s’agisse de concerts ou d’autres choses. On ne peut plus vraiment penser comme avant… Comme au bon vieux temps. (Sourire)

J’ai l’impression que tu te poses des questions sur l’identité de Lentonia et en particulier sur le fait d’être un label consacré aux femmes.

Ce n’est jamais évident parce que ce sont des sujets toujours en mouvement. Mon opinion a évolué au fil des années, en fonction de ma compréhension et de ma perception des enjeux du féminisme, de la défense des minorités, et plus généralement de ce qui se passe en France et dans le monde. Je suis assez perdue et en même temps je ne peux pas m’empêcher de me sentir concernée. Au travers de Kim Ki O, j’ai été attentive à ce qui se passe en Turquie. J’ai ressenti la facilité avec laquelle on peut basculer dans la dictature. Les attentats nous ont rapprochés un tout petit peu de ce que peut être un état de guerre, avec l’idée qu’on puisse mourir du jour au lendemain dans des souffrances atroces, sans rien avoir demandé… c’est affolant.

Je sais qu’à tes débuts, tu te sentais plus déconnectée du contexte. En quoi l’évolution de ton rapport au politique a aussi fait évoluer ta manière de faire de la musique ?

L’époque actuelle amène une part de cynisme, une part de nostalgie, tout un tas de sentiments que je suis obligée de laisser paraître d’une manière ou d’une autre. Là, j’ai atteint un point où j’ai besoin d’un certain second degré pour me confronter aux événements. Ce n’est pas le cas de Kim Ki O, qui vivent une situation pénible au quotidien et livrent leurs opinions politiques sans aucune pointe de cynisme. Chez elles, tout est 100% honnête et transparent.

Tu as décidé de traduire les paroles de SOS Spring en français dans le livret du disque. C’est marrant quand on connaît ton rapport très peu littéral au texte.

C’est vrai que je n’ai jamais écrit des paroles très compréhensibles. J’aime utiliser les mots en tant que matières sonores plutôt que pour leur sens. C’est un jeu de miroir entre ce que veut dire, le texte et ce qu’il peut évoquer ou suggérer. La manière d’enregistrer les voix, les effets que j’utilise participent de ce jeu. En traduisant les textes, je retourne à nouveau le miroir en revenant à une source déjà manipulée, pour créer un objet différent.

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Il me semble que les voix sont plus contrastées et mises en avant que d’habitude sur SOS Spring.

C’est justement lié au second degré du disque. Je me permets des évocations curieuses... Par exemple, sur deux morceaux, je prends une voix de tête, un peu comme un castrat sous la douche. Ça me renvoie à une certaine mélancolie ou nostalgie, que j’ai du mal à définir.

Tu essayes peut-être moins de te cacher ?

Se cacher, je ne sais pas trop… Au fond, c’est quoi la limite ? Même si on fait quelque chose qui a l’air timide, le seul fait de le rendre public est un dévoilement. J’ai moins montré ma timidité sur ce disque parce que ça m’intéressait moins, il était temps de passer à autre chose… Même si ça ne change rien au fait que je sois timide.

Quand tu composes, tu réfléchis a priori à la direction que tu veux prendre ou tu te laisses porter par tes intuitions du moment ?

Quand je compose, j’essaye surtout de me surprendre moi-même. Sinon, je m’emmerde. Sur SOS Spring, j’ai essayé d’apporter de nouveaux sons et d’aller plus loin dans le développement des thèmes, comme on dit en musique classique. Mais j’innove seulement par rapport à moi-même, pas dans l’absolu… L’originalité à tout prix n’est plus vraiment à l’ordre du jour, il me semble.

J’ai toujours pensé que tu ne faisais pas de la musique par choix, mais que tu en as vraiment besoin, que c’est nécessaire dans ton existence.

Si je ne compose pas pendant un certain temps, ça me manque terriblement et je deviens acariâtre, chiante, insupportable … Faire de la musique a toujours été vital, c’est le point de départ de tout. Comme je n’obtiens jamais ce que je veux immédiatement, j’ai besoin de m’imposer une discipline dans un second temps. J’ai mis presque trois ans à faire aboutir SOS Spring, ce qui est relativement long pour moi. J’avais sans doute besoin de digérer et de reprendre mon souffle après avoir sorti

coup sur coup Lava Club et Xin avec Anthony (ndr. Keyeux, alias Hypo).

Ces dernières années, tu as pas mal joué sur scène avec Arthur Soubranne, mais j’ai cru comprendre que tu voulais revenir à une formule solo…

Ce n’est pas vraiment défini, c’est juste que ça me donne plus de souplesse en ce moment pour trouver des dates. Et puis ça me semblait trop lourd de lui demander de bosser des nouveaux morceaux pour gagner 50 balles par ci par là. Pour ma release party à la rentrée, j’ai envie de rappeler tous les gens qui ont bossé avec moi. Inviter Arthur, Anthony, Tamara Goukassova, leur proposer de jouer quelques morceaux à eux et de me rejoindre pendant mon set.

Et le projet Eek, avec Elise Pierre et Karen Ménais, il en est où ?

C’est vrai qu’on voulait faire ce groupe avec les collègues du label... Il y a eu quelques belles impulsions à un moment donné, mais les conditions n’ont pas été réunies pour que ça se concrétise. Projet avorté, comme souvent.

Le projet que j’aimerais beaucoup voir réactivé, c’est ii, ton duo avec Nikolu de La Chatte, qui a donné lieu à deux albums hyper singuliers.

J’y pense parfois. J’aime bien ii et je sais que Nikolu aussi, il faudrait qu’on le ressorte du placard pour de vrai. Après, Nikolu n’est pas facile à attraper, il est toujours sur plein de projets… Je me rappelle qu’on a arrêté parce qu’il me posait un peu trop souvent des lapins et que je commençais à faire la gueule. (Rires.)

Je relisais une interview dans BUBzine dans laquelle tu disais : "Chaque année j'ai l’impression de vivre pour le retour du printemps. Et chaque année je me fais avoir". Tu y pensais en choisissant le titre SOS Spring ?

Ah non, pas du tout, tiens ! Quand j’ai terminé l’album, je l’ai fait écouter comme toujours à Anthony, histoire de me faire battre un bon coup. Il est très bon pour ça. "Vas-y, là tu chantes comme une chaussette !" (Rires.) Après avoir ravalé ma salive, je trouve toujours ses remarques intéressantes. SOS Spring faisait partie des morceaux que j’ai retirés de l’album, c’est lui qui m’a suggéré de conserver le titre. Sur le coup, je n’ai pas trouvé ça terrible, et puis j’ai eu cette vision de nanas en maillots de bain avec des têtes d’aliens, celles que j’ai utilisées sur la pochette et dans le clip de "Between". Je me suis mise à la 3D en décembre dernier et j’ai créé ces personnages à partir d’objets récupérés puis remodélisés tant bien que mal. Ça colle à l’ambiance apocalyptique et surréaliste du disque, et de l’époque qui s’y déverse.