Parle-t-on le mieux de ce que l'on connait le mieux ? Cette maxime qui n'en est pas vraiment une nous permet parfois de nous prémunir quant à d'éventuels écarts de conduite ou de fautes de goût, dans la mesure où l'on tente, chez Le Drone, de discourir avant tout sur les sujets qu'on maitrise et par lesquels on se sent intimement concerné. Il semblerait également que ce soit la démarche de nombre de jeunes producteurs et labels d'aujourd'hui, qui créent et montent leurs structures en s'appuyant avant tout sur un réseau de proches. Cela résulte souvent d'une nécessité financière, bien sûr, mais aussi de convergences esthétiques, qui peuvent parfois mener aussi bien à la fabrication d'une plateforme commune qu'à nourrir un certain entre-soi. Alors, lorsqu'on a appris que Collapsing Market, l'un des labels que l'on suit régulièrement (et co-géré par l'un de nos contributeurs Louis Vial) s'apprêtait à sortir le disque de musique iranienne du grand-père de Cyrus Goberville, l'autre tenancier de la maison, on s'est dit que l'occasion était trop belle pour ne pas le titiller sur ces questions-là. Et aussi, bien sûr, parce que le geste était suffisamment beau pour être amené sur la table.

Artwork de l'album Tchashm-e-del  - (c) Thomas Jeppe
Artwork de l'album Tchashm-e-del  (c) Thomas Jeppe

Qu'est-ce qui t'a donné envie de sortir la musique de ton grand-père et comment es-tu tombé sur ces enregistrements ? Que sais-tu exactement de ce disque ? De ton grand-père ? 


Cyrus Goberville : Ma mère est née à Téhéran et y a vécu jusqu’à la révolution islamique de 1979. Elle a ensuite quitté l’Iran avec ma grand-mère pour aller s’installer à Paris. Mon grand-père, séparé de ma grand-mère, est resté vivre en Iran, et est mort avant que je naisse. On m’en a toujours parlé comme une figure importante de la musique iranienne, mais je n’avais jamais creusé. Ma mère et moi étions très proches de ma grand-mère, Behdjat Sadr, qui était une peintre conceptuelle iranienne. On s’est presque exclusivement concentré sur son travail, et très peu sur celui de mon grand-père in fine. Je ne connaissais donc presque rien à ses compositions avant que ma mère ne me donne une de ses cassettes un peu par hasard l’année dernière. 


J’ai été forcément un peu ému en l’écoutant, mais aussi très impressionné par sa diversité musicale. Louis est venu l’écouter pour rétablir un peu d’objectivité, et on s’est finalement accordé pour le sortir en LP sur le label. Ce disque reprend des enregistrements d’une émission sur Radio Téhéran en 1984, lors desquels Morteza Hannaneh mettait en musique des textes de grands poètes iraniens. Ici, il s’agit d’un ghazal du poète Hatef Esfehani sur les principes fondateurs du soufisme et du monothéisme. Ces explications se font sous la forme d’une conversation amoureuse avec une chrétienne. Les ghazals ont des structures assez strictes, avec de nombreuses répétitions entre les vers. C’est pour cela qu’on retrouve de nombreuses répétitions dans la construction musicale du disque.

MORTEZA HANNANEH _ A1 (که یکی هست و هیچ نیست جز او)

Est-ce qu'on peut parler de musique traditionnelle à propos de ce disque ? 


C’est justement ce qui nous a le plus intéressé dans ces enregistrements : ce qui semblait à la première écoute un disque de musique traditionnelle orientale était en fait bien plus complexe que cela. Les voix sonnent très moderne, et les thèmes ont des références aussi bien orientales qu’occidentales. Louis m’a dit une fois quelque chose de très juste : par moment le disque ressemble à une version iranienne de Michel Legrand. En partant de ces structures traditionnelles, Morteza Hannaneh voulait aussi transgresser : il y a par exemple dans Tchashm-e-del des versets coraniques mis en musique, alors que c’est tout à fait interdit par l’Islam. C’était le premier à le faire en Iran à ce moment.

Artwork de l'album Tchashm-e-del  - (c) Thomas Jeppe
Artwork de l'album Tchashm-e-del  (c) Thomas Jeppe

Pourquoi as-tu fourni un livret avec des images de Téhéran en 2014 ? En quoi cela s'inscrit-il dans une démarche de passerelle que vous tentez d'amener à travers vos sorties ? Dans quelle mesure la musique présente sur le disque communique-t-elle avec les images ? Est-on dans une représentation purement abstraite (les images comme exhausteur de goût par rapport à la musique) ou cette représentation figure-t-elle un autre discours ? 


On est effectivement attaché à travailler avec une forte intensité sur le contenu visuel de la musique qu’on sort. Je crois qu’on attache aujourd’hui autant d’importance à l’artiste musical qu’à l’artiste visuel pour nos sorties. Pour ce disque je voulais absolument travailler avec un artiste qui avait déjà été en Iran. Je trouve dommage que ce pays soit trop souvent circonscrit par les occidentaux à sa seule position dans les relations internationales. J’ai donc contacté Thomas Jeppe, qui avait exposé au Centre d’art contemporain Sazmanab à Téhéran il y a quelques années. Les photos sur la pochette du disque et dans le livret ont été prises par lui et Manuel Buerger dans des petits villages autour d’Ispahan en 2014. 


Elles montrent les fêtes d’Ashura, lors desquelles les iraniens commémorent le meurtre du martyr Husayn ibn Ali, troisième Imam chiite. Lors de ces commémorations, la scène du meurtre est rejouée dans les villages. La scène est toujours jouée de manière très théâtrale et passionnelle, avec beaucoup de musique. C’est un moment assez mystique, où les spectateurs font difficilement la différence entre la fiction et la réalité. La rumeur – iranienne, donc à relativiser – dit qu’il est déjà arrivé que l’acteur qui joue le bourreau d’Husayn soit même tué par les spectateurs pendant Ashura. Il y a évidemment une rupture entre les images et la musique, notamment dans la présentation du disque, mais leurs propos sont intimement liés. Elles interrogent toutes deux la tradition iranienne, sans iconoclasme, avec un angle orignal. Ce sont finalement des discours assez similaires.

MORTEZA HANNANEH _ B4 (اقلیم عشق)

La démarche pour monter un label semble n'être pas du tout la même qu'il y a cinq ans. Aujourd'hui, de plus en plus de micro-labels voient le jour, dans lesquels ressort avant tout un sentiment de communauté. Tout le monde sort les disques de ses potes, ses connaissances, ses proches. Du coup, le glissement se fait également par rapport au public à qui on s'adresse. Avant, on semblait faire (ou sortir) des disques pour aller vers l'extérieur, aujourd'hui les choses se font de plus en plus pour et vers soi, vers sa communauté et cercle proche. As-tu observé ce phénomène ? Pourrais-tu l'expliquer ? 


Je suis assez d’accord avec ta remarque sur la démarche des micro-labels. Cela étant, je trouve intéressant que chaque label, si petit soit-il, essaye de trouver sa propre ligne. Si ces derniers sortent leurs connaissances, c’est aussi parce qu’il est compliqué d’approcher des artistes qui ne sont pas des "proches" à cause du comportement assez possessif de certains labels sur leurs artistes – qui est légitime par ailleurs. Dans ce petit milieu, un label qui sort un artiste déjà sorti sur un label similaire est mal vu. Sortir tes proches, c’est aussi une manière d’éviter cet écueil. De notre côté, on a effectivement commencé à sortir des disques sur Collapsing Market avec la musique de Louis sous l’alias Eszaid. On pensait tous les deux que c’était une bonne idée qu’il y ait une plateforme sur laquelle il puisse s’exprimer régulièrement sur le long terme. Mais l’année dernière, on a sorti une cassette du grec Restive Plaggona alors qu’on n’avait jamais entendu parler de lui, il nous avait juste envoyé un mail avec des démos. On se retrouvait complètement dans sa démarche musicale mais aussi politique - et c’est ça qui compte. On n’est pas sectaire. Sur le glissement par rapport au public, je ne le conçois pas tellement dès lors que l’on continue à sortir des vinyles. 

Artwork de l'album Tchashm-e-del  - (c) Thomas Jeppe
Artwork de l'album Tchashm-e-del  (c) Thomas Jeppe

La raison est simple : si tu agis comme un acteur économique rationnel quand tu sors un disque, tu essayes de ne pas perdre tout le fric que tu as investi dedans. Du coup il faut le vendre, et on n’a pas assez d’amis pour se permettre d’écouler toutes nos copies auprès d’eux ! Dans cet espace de contraintes, tu t’ouvres naturellement et obligatoirement aux autres. Et le problème ne vient pas uniquement du petit label qui ne va pas vers l’extérieur, mais aussi beaucoup de l’extérieur qui ne vient pas vers le petit label ! On est toujours ravi de pouvoir expliquer notre démarche à ceux qui sont intéressés par ce que l’on sort et ce qui nous inspire. Je crois qu’on est aussi touché par un mec qu’on a jamais vu qui nous dit qu’une de nos sorties lui plait qu’un super pote de la musique que l’on respecte qui nous dirait la même chose. Si on peut interroger ces élans communautaires, ils sont aussi une indéniable source de différenciation. 


Faire groupe, au-delà de "l’entre soi", c’est aussi une façon de produire du contenu autour de valeurs partagées. Par exemple les Éditions Gravats, qui détournent une esthétique activiste bretonne pour leurs releases, le font parce qu’ils sont bretons et potes de longue date bien sûr, mais dans une démarche plus sarcastique et ouverte qu’excluante. Un label comme NON (label de Dedekind Cut ou Chino Amobi qui présente exclusivement des artistes issus de la diaspora africaine, NDR), dont les revendications politiques prennent peut-être le dessus sur son contenu musical (à tort ou à raison), fait parler de lui bien au-delà de la communauté qu’il dit représenter. Ce que je remarque surtout aujourd'hui, c'est un retour de marqueurs politiques dans la musique, qui passe peut-être par un certain communautarisme... mais je ne trouve pas ça malvenu - au contraire !

Morteza Hannaneh - A3 (که یکی هست و هیچ نیست جز او)

Justement, de plus en plus de labels se montent exclusivement sur des ressorties d'autres pays. On pense évidemment à Music From Memory, Freedom To Spend, Dark Entries, Awesome Tapes pour les plus connus. Comment éviter l'écueil nostalgique et exotique occidentalisant lorsqu'on entreprend cette démarche ? 


C’est très intéressant, d’autant plus que je suis tout comme toi assez mitigé face à la démarche des labels que tu cites. 


Pour ce qui est de l’écueil nostalgique, je ne sais pas s’il faut à tout prix l’éviter. On a une tendance romantique avec Louis, dans la vie et dans Collapsing Market, qui consiste à toujours regretter le passé tout en embrassant les codes de la modernité. Une idée un peu trouble du progrès, "à l’arrière garde de l’avant-garde" comme disait Roland Barthes : savoir ce qui est mort, mais l’aimer encore. De fait, on est content de questionner un peu le rapport au temps dans la musique avec ce disque, d’autant plus que Morteza Hannaneh était très intéressé par la question de la modernité dans la musique nationale iranienne (il a même écrit un livre à ce sujet). 


L’exotisme occidental c’est différent. C’était assez impératif pour nous de l’éviter pour ce disque. C’est notamment pour ça qu'on a effectué tout ce travail autour de l’artwork, avec Thomas Jeppe. Initialement, l’artwork qui allait avec la cassette de ces enregistrements était un truc très orientaliste : un dessin coranique avec de belles écritures en farsi. On aurait pu le ressortir pour le LP, ça aurait très bien fonctionné et on n’aurait pas eu à faire d’efforts. Mais on a voulu montrer autre chose, quelque chose de plus pertinent sur l’Iran d’aujourd’hui, sans non plus tout bousculer.


L'album Tchashm-e-del de Morteza Hannaneh sortira dans les jours prochains sur Collapsing Market. Plus d'infos par ici

Artwork de l'album Tchashm-e-del  - (c) Thomas Jeppe
Artwork de l'album Tchashm-e-del  (c) Thomas Jeppe