Que le retour discographique de DJ Shadow mobilise cette année jeune génération et nostalgiques de la fin des années 1990 n'a foncièrement rien d'étonnant. Là où il y a quelques années, le beatmaker apparaissait un peu loin des préoccupations publiques et critiques, son retour intervient en 2016 en plein come back des musiques qu'il a défini avec son premier disque manifesto Endtroducing. Trip hop, rap shoegaze, samples italo ou rock psyché et mélodrames cinétiques urbains : la base de la musique du Californien a servi de rampe de lancement à plus d'un nerd de la génération Ableton.
Avec The Mountain Will Fall, Dj Shadow semble se saisir de cet état de fait pour en tirer le meilleur parti et il n'est donc pas étonnant de le voir balancer sur la grande scène de Peacock Society des remixs de ses propres classiques par ses descendants directs, Clams Casino ou Hudson Mohawke. Personnalité plutôt discrète du beat game, Josh Davis revient avec un disque modeste mais tout à fait dans l'ère du temps, entre nostalgie de l'ère alt hip hop, prise de conscience des crossovers actuels (plus ou moins de bon goût quand il se frotte à la musique contemporaine avec Nils Frahm) et envies d'ego kicks fondues dans les moules du rap mainstream US actuel. Un peu avant son set à Paris samedi dernier, il revient avec intelligence sur son parcours et sa place dans la musique actuelle.
Quand tu as commencé à sortir des disques, les gens étaient beaucoup plus attentifs au format d'un album sur la longueur. Maintenant ce n'est plus du tout le cas. Tu y as pensé en assemblant les morceaux de The Mountain Will Fall ?
Non pas vraiment. Quand je travaille des morceaux, je les envisage séparément. Et ensuite une fois que j'en ai suffisamment dont je suis satisfait, là je commence à réfléchir en termes d'album. J'écoute de la musique d'une façon très étrange. Parfois des choses très contemporaines et parfois des morceaux des années 30 ou 60. Ma musique à moi est difficile à dater et plutôt hors du temps. Il y a un stade où mon futur album est d'abord une mixtape que j'écoute en voiture en tentant des choses avec les tracklistings. Et ensuite je l'envisage plus comme un album à partir du moment où tout ça prend sens. The Mountain Will Fall, le morceau est le premier que j'ai terminé et j'ai su immédiatement que ce serait celui qui ouvrirait l'album. J'ai une sorte de vision cachée et instinctive de ma musique qui n'est certainement pas celle des autres gens.
Justement quand tu écoutes un morceau, arrives-tu à te détacher de ton oreille de producteur à l'affut d'un sample ? Parviens tu encore à avoir une approche premier degré, en tous cas loin de celle du spécialiste, de la musique que tu écoutes ?
Il y a un peu des deux. Dans le cas de la musique électronique, des années 80 à nos jours on va dire, je l'envisage toujours comme conçue par un de mes pairs. J'écoute un morceau et je me dis "oh c'est une super idée de pont"... En général, j'écoute de la musique car je veux devenir meilleur : continuer d'apprendre des choses et trouver des idées.
Comment ce dernier album a -t-il été conçu ? J'ai lu que le logiciel Ableton Live a joué un rôle prépondérant dans ton travail ?
En 2003, j'ai arrêté de bosser avec mes MPC. Je me suis procuré un Korg Triton car Timbaland en utilisait un. Ca semblait une bonne idée (rires). Mais la transition était difficile. Je me suis mis à expérimenter avec Pro Tools et des plugins. Pendant 10 ans, je ne faisais que tâtonner mais ça ne me satisfaisait pas. J'ai même pendant quelques jours décidé de revenir à mes MPC. Mais ça ne marchait pas non plus. Et puis à partir de 2009, on s'est mis à me parler d'Ableton. Mais je ne me sentais pas capable d'apprendre à me servir d'un logiciel de plus. Soyons clair, je ne suis pas un nerd, je n'ai aucune passion pour la technologie ou les machines. Si je rentre dans un studio rempli de matos, ça me rend perplexe. Je veux juste travailler et que ce soit rapide. Et puis à force qu'on m'en parle, j'ai tenté le coup. Je mettais discrètement les beats que je produisais sur soundcloud. C'était très intuitif pour moi et ça m'a plu. Je sais qu'on dirait qu'Ableton me paie mais ce n'est pas le cas. C'est juste que ce logiciel parle à mon cerveau de la bonne façon.
Ce qu'on a appelé le hip hop expérimental ou hip hop indie a vécu un âge d'or dans les années 2000, qui est un peu retombé ensuite. Tu t'identifies comme appartenant à la culture hip hop et penses tu que ses codes se devaient d'être questionnés ?
Pour être très honnête, je me suis désintéressé du hip hop new yorkais à partir de 1996 et toutes ces histoires entre Tupac et Biggie. Tout ça m'a vraiment dégoûté. Je me suis mis à écouter du hip hop venu d'ailleurs, Outkast, Three Six Mafia notamment. Mes amis s'inquiétaient pour moi d'ailleurs (rires). J'écoutais aussi beaucoup de drum'n bass ou des groupes comme Portishead. Je voulais vraiment me confronter à une démarche progressiste. Le hip hop est la musique avec laquelle j'ai grandi. Je n'étais pas un club kid, je n'allais pas en rave, j'étais un hip hop kid. Et c'est cette culture qui m'a défini et encouragé à écouter tous styles de musique. Quand je me confronte au rock ou à la musique électronique, je sais que je suis juste là en touriste. Je suis un b-boy. Mais je ne veux pas poser une étiquette sur ma musique. Elle ne ressemble pas au hip hop que tu entends à la radio même si ces cinq dernières années, il se frotte aussi à la musique électronique et tu peux certainement trouver des points communs avec ce que je produis. Ce que j'aime c'est le progrès et la recherche en musique. Et ces derniers temps ce n'est pas le rock'n roll qui a fourni cela. C'est d'abord la musique électronique et à un second niveau le rap commercial qui passe à la radio. J'essaie de me nourrir des deux. Mais me demander si je suis un artiste hip hop c'est comme demander à un réalisateur s'il a fait une bon film de SF. Il va te répondre "non j'ai juste voulu faire un bon film". C'est pareil pour moi.
Justement quand tu regardes ton parcours, tu réalises que, comme Portishead que tu citais, tu as fait partie de ceux qui ont brouillé les frontières entre tous ces codes musicaux ?
J'espère que certaines personnes voient cela dans ma discographie. Je sais que beaucoup de gens aiment endtroducing et que certains aiment aussi mes autres disques (songeur). La musique que je produis n'est pas universelle. Tu sais je suis devenu Dj avec l'idée de populariser la musique que je trouvais sous estimée. Je voulais mettre en avant les choses qui me plaisaient et qui n'étaient pas appréciées à leur juste valeur. Mes disques sont pensés de la même façon. C'est une façon de dire "voilà ce qui aujourd'hui a de la valeur artistique à mes yeux". J'aime soutenir les gens que j'apprécie et dont j'apprécie la musique. Sur endtroducing, j'ai essayé de citer dans les notes de pochette tous les gens qui avaient inspiré cet album. Je voulais partager et communiquer toutes ces choses, même si ça n'intéressait que 2% des gens qui écoutaient le disque.
C'est ce que j'aimais dans les disques punk hardcore des 90's. Je notais les noms des groupes remerciés sur les livrets et j'ai découvert beaucoup de choses comme ça.
Oui c'est la même chose. Il y a tellement de points communs entre le hardcore et le hip hop. J'ai grandi au début des années 1980 en Californie et les kids qui écoutaient ces deux styles se ressemblaient beaucoup. Ils se sentaient tous incompris et laissés pour compte par la culture mainstream. Quand j'allais à l'école, mes amis étaient tous des outsiders. Des punks ou des métalleux avec le patch Metallica sur la veste en jean. A cette époque, Metallica avait sorti Ride The Lightning, et était encore une force négative qui foutait les jetons à pas mal de gens. Beaucoup de kids n'ont pas compris le hip hop avant l'arrivée des Beastie Boys. Je me reconnaissais dans cette étiquette et cet esprit. J'adorais les disques de mes amis à l'époque, Black Flag et Angry Samoans.
Tu achètes toujours beaucoup de disques ? J'imagine que l'arrivée de Discogs et Ebay a dû pas mal changer ta façon de faire ?
Oui je suis toujours un gros digger. Il y a deux heures j'étais encore en train d'enchérir sur des disques sur bay. J'aimerais avoir plus de temps pour aller fouiner dans les conventions. Mais cette époque là est révolue. S'il y a encore des foires intéressantes, tu dois payer trois fois le prix du disque sur Internet, ça n'a plus vraiment de sens. La chance que j'ai c'est que j'ai acheté énormément de choses dans les 90's. Je pense que j'aurais sûrement fini de référencer ma collection quand j'aurais 70 ans. Donc même si j'achète moins ou différemment, je ne m'en porte pas si mal.
Tu as un morceau en featuring avec Run the Jewels sur cet album. Comment vois tu leur engagement politique, en particulier dans le contexte américain actuel ?
Tu sais Public Enemy a changé ma vie. Prendre position aux USA est quelque chose de sérieux et dangereux. Je connais EL-P depuis longtemps et de la même façon que Public Enemy l'ont été avant lui, c'est quelqu'un de très courageux. Quand nous parlons ensemble, il a toujours trois temps d'avance sur tout le monde. Il est très cérébral et j'ai beaucoup de respect pour sa façon de prendre position. J'admire les groupes qui s'engagent ainsi. Mais Zach de la Rocha m'a dit un jour, il y a 15 ans : "quand tu t'engages sur un sujet, les gens attendent ensuite de toi que tu t'engages sur tous les sujets". Et c'est un gros problème. J'ai fait des choses politiques par le passé. Mais je ne veux pas être une caricature et surtout pas que les gens fassent de moi une caricature. C'est pour ça que je pense qu'il est important de choisir des moments clés pour s'exprimer.
Tu as aussi collaboré avec Nils Frahm sur ce disque. Tu aimes la musique sans beats ?
Oui bien sûr. J'aime la musique dont les structures s'ajoutent les unes aux autres crescendo sans se répéter, exactement de la manière dont le fait Nils. Sa contribution au morceau est une ligne de synthé qu'il a été impossible pour moi de couper ou étirer, et j'aime beaucoup cela.
Quand je réécoute tes albums, ils sont plutôt intemporels. Mais The Mountain will fall a des choix de productions très tranchés et ancrés dans notre époque. Etait-ce volontaire ?
Bonne question. C'est sûr qu'il est toujours important d'éviter des tics de productions qui sont un peu la signature d'une époque. Mais la bonne musique reste je crois. Même si je réécoute un morceau de dubstep très typé de 2007 par exemple, si le morceau est bon tu passes outre les tics sonores de l'éopque qui ont mal vieilli. Quand je bosse mes sets lives, je suis obligé de remixer sans cesse mes titres. Si je joue un titre de endtroducing tel quel à côté d'un titre de ce dernier album ça ne fonctionne pas. Mais un morceau existe au delà de ses choix de production et de son contexte et ce que j'essaie de prouver avec ma musique.
Tu joues sur un festival "techno" ce soir. Je me demandais si tu avais entendu parler du discours de Steve Albini sur la club culture, qui disait la détester ?
Oui j'en ai entendu parler. C'est toujours un peu compliqué quand les gens qui atteignent un certain âge se mettent à commenter une culture qu'ils ont du mal à comprendre. J'ai beaucoup de respect pour lui, c'est quelqu'un de très cool et surtout de très intelligent. Big Black a été un groupe super important. Mais je ne comprends pas trop cette culture du commentaire négatif. Je préférerais toujours parler de quelque chose de positif. Je n'irais pas lui dire qu'il n'a pas le droit de dire ça. Mais c'est un terrain très glissant quand tu commences à critiquer une musique que tu ne maitrises pas vraiment...
On revient à cette idée de ne pas devenir une caricature ou de laisser la presse te pousser à dire des choses un peu graveleuses. Un peu comme si quelqu'un tentait de te faire dire du mal de la trap par exemple...
Oui ça m'arrive tu sais. Il y a ces gens qui se disent être "fans" et qui sont persuadés qu'ils savent ce que je pense et ce dont sont faites mes opinions. Et ce qu'ils attendent de moi c'est que je valide publiquement leurs avis. J'ai parlé dans le passé de choses que je ne connaissais pas bien et en vieillissant je me rends compte à quel point c'était bête. Comme dit Ice Cube : "shut my motherfuck'in mouth if I don't know".
Le nouvel album de DJ Shadow The Mountain Will Fall est sorti en juin dernier sur Mass Appeal et Liquid Amber. Il se commande ici.
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de nos cookies afin de vous offrir une meilleure utilisation de ce site Internet.