La salade de chèvre chaud. Pardon CETTE PUTAIN DE SALADES DE CHEVRES CHAUDS. Ces 10 dernières années, manger végétarien en France dans un restaurant se résumait à manger cette infâme bouillie de salade iceberg Metro, ces deux crottins acides, cette tranche de pain Harry's coupée en 2 triangles et grillée et le tout arrosé d'une sauce jaunâtre épaisse qui respire bon l'ulcère précoce (pour rester poli)


Alors pourquoi s'infliger ça vous me direz ? Parce que jusqu'à récemment faire le choix d'être végétarien, de ne pas manger de viande, poissons, œufs (quelle que soit la composition exacte du régime tant qu'il est différent de la norme) sans s'exclure d'office d'une activité sociale telle que dîner à l'extérieur de son domicile se résumait à un plat sur la carte : une salade de chèvres chauds. Je dis jusqu'à récemment car depuis quelques mois ça n'a dû échapper à personne, devenir végétarien ou même "vegan" (salut Jacques Toubon) est devenu à la mode. Donc on trouve du tofu dans les brasseries qui arnaquent les touristes à Père Lachaise, un veggie burger à Mcdo, une option végétarienne dans le train, des barquettes Herta de nuggets de Tofu. Et surtout la teneur des discussions avec les gens rencontrés au gré du travail, des soirées et des bistros a totalement changé. "Tu sais je ne mange quasiment plus de viande" a remplacé le "je sais pas comment tu fais, une bonne entrecôte quand même" voire "tu ne manges pas de viande mais tu manges du poulet ?" (ceci dit vu la composition des viandes vendues sous vides, on ne peut s'empêcher de trouver à cette assertion un caractère prophétique) ou le triomphal "c'est tes amies les crevettes ? Tu leur parles ?"

Mes nouveaux potes -
Mes nouveaux potes

Un peu sonné par ce changement de comportement, et vu que ça fait exactement 10 ans cette année que je ne mange plus de viande (je vous rassure je n'ai pas prévu de festival ou de tournées des SMAC pour marquer le coup), je n'ai pu m'empêcher d'y voir un étrange glissement de terrain, le même que j'ai observé dans la popularisation des musiques souterraines, de certains domaines d'expressions underground, voire tout bêtement du terme DIY, tombé dans le domaine public et accessible à chaque neuneu muni d'une carte gold et d'un pouvoir d'achat décent.


Quand on était végétarien dans le monde d'avant, le côté le plus usant à la longue n'était pas de devoir réfléchir à sa façon de se nourrir, équilibrer ses repas ou de comment cuisiner le tofu au vin (délicieux au passage et totalement cruelty free) mais bien de devoir répondre à cette infernale question "pourquoi es-tu végétarien" ? Personnellement j'ai souvent botté en touche. D'abord parce j'ai toujours estimé avoir le droit à un certain contrôle sur ma vie privée et ensuite parce que c'est une question qui échappe pour ma part à une réponse simple. J'ai embrassé ce mode de vie à un moment où se sont ouvertes les portes d'un monde vaste : celui de la culture DIY, ce qui m'a amené à réfléchir sur un mode de vie différent et d'autres canaux d'appréhension du monde qui m'entourait.


En 2006-2007, j'ai commencé à faire de la musique une partie beaucoup plus sérieuse de ma vie. En organisant des concerts, d'abord et en partant en tournée avec mon groupe de l'époque. Ca m'a permis de voyager dans d'autres pays et de me confronter à d'autres contextes socio-culturels. En Allemagne, en Scandinavie, au Canada (et en France aussi bien sûr), j'ai découvert qu'il existait un monde à côté de celui que je connaissais, où le politique s'exprimait de manière large et où il était possible d'envisager de réfléchir sur tous les aspects de notre vie, de notre façon de consommer et plus généralement d'avancer. En 2008, au moment où je côtoyais de plus en plus de gens végétaliens ou végétariens dans les scènes punk et DIY, je suis tombé sur cette série de textes sur le webzine français Positive Rage, qui s'appuyait sur le morceau de Yage "Anders Leben", "Vivre autrement en français". Je jouais à des concerts précédés de cuisines ouvertes organisés par Food Not Bombs, je visitais une dizaine de pays par an et peu à peu je me suis mis à vivre dans une réalité parallèle.

Yage - Anders Leben !? (2003) [Full Album]

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Je suis devenu végétarien à la même époque où j'ai décidé de ne pas m'inscrire à la SACEM et de vendre les disques de mon groupe à prix libre. Ce n'était pas une façon de partir à l'assaut du grand capital, ni de couper les rails du train ou d'aller taper du flic. C'était une façon de m'ériger un refuge contre le monde qui m'entourait et que je trouvais de plus en plus violent et rapide. De m'aménager un espace autonome au sein de la norme. Je ne jugeais pas forcément que toucher des cachets d'intermittence, manger à Mcdo ou vendre ses disques 25 euros en concerts était mal. Ce n'était simplement pas de cette façon que j'envisageais ma vie à 25 ans. J'étais super fauché mais en même temps je rencontrais plus de gens, échangeais plus de points de vues, découvrais plus de façons de voir la vie en faisant presque deux fois le tour du monde qu'en sillonnant la France des SMACs et des festivals.


Et puis en 2010, je suis parti faire deux tournées aux Etats-Unis et de nouveau quelque chose m'a frappé. En évoluant dans les mêmes scènes (DIY, squats, "house shows") où se côtoyaient les héritiers de Fugazi, de Woody Guthrie et Against Me (de Gainesville à Oakland), un nouveau conformisme m'a sauté aux yeux. Tout le monde était devenu vegan, écoutait les mêmes groupes, portait la même petite casquette de vélo et se faisait des tatouages ironiques. Et puis j'ai fini par passer trois semaines à New York pour faire un disque, et "couchsurfer" à Brooklyn en 2010 et j'ai compris l'étendu des dégâts. Les bars à jus, les billboards Arcade Fire, les meat balls vegans et plus généralement la standardisation d'un mode de vie alternatif, qui était le mien avait envahi le laboratoire du cool bankable qu'était devenu Brooklyn. Les réseaux sociaux, Pitchfork et quelques jeunes requins venus de la même scène que moi et qui prenaient la tête des services marketings des grandes marques (Nike, Vans, Redbull, Converse, Brooklyn lager)  et des médias (The Fader et Pitchfork) allaient faire le reste.

Williamsburg, qui ne manque pas d'endroits où retirer de l'argent pour acheter des trucs -
Williamsburg, qui ne manque pas d'endroits où retirer de l'argent pour acheter des trucs

En rentrant, j'ai décidé que je voulais travailler dans la musique, parce que je crevais la dalle déjà et parce que je sentais que j'allais me retrouver enfermé dans le même conformisme que j'avais rejeté initialement en décidant de partir jouer dans des squats un peu partout. Je n'avais pas fait le tour de la question, ce serait un peu présomptueux de le penser. En fait j'ai mis à jour ma propre éthique. Je ne l'ai pas fait seul. De nouvelles rencontres m'ont permis de comprendre que l'on pouvait agir de manière politique dans le domaine culturel en refusant une certaine forme de compromis. J'ai défendu pendant dix ans un festival dont la programmation très pointue se voulait ouverte au plus grand nombre. J'ai organisé des tonnes de concerts pour des groupes jusque boutistes qui n'avaient leur place nulle part. J'ai aidé un réseau à se mettre en place, à s'entretenir. On a payé la SACEM, on a touché des subventions, on a collaboré même avec une marque quand il a fallu le faire. Et j'ai même remangé du poisson et découpé un poulet fermier à ma fille pour qu'elle en goûte la chair (toujours sans manger de viande). J'ai fait comme tout le monde, j'ai pédalé dans mes contradictions mais sans perdre de vue une certaine exigence intellectuelle et éthique. J'ai évolué, mais me suis-je renié ? je n'ai pas trop eu le temps de me poser la question puisque je me suis retrouvé entouré de gens qui récupéraient mes prises de positions passés soutenus par les médias de masse et la grande consommation. 


"Demain tous vegans ?" titraient récemment un média national ? Et pourquoi pas "demain tous signés sur un label indé ?" "demain tous tatoués ?" "demain tous fans d'Orchid ?" ? Nous sommes à l'aube d'une perspective effrayante (attention moment Mr Robot). Les informations circulent tellement vite que les contre cultures sont désormais totalement tronquées de leur sens. La différence est érigée comme un nouveau conformisme car "vivre autrement" est devenu le meilleur des slogans et peu importe si le 'faire soi même' nécessite un kit, une marque, un lieu subventionné.

Un adepte du DIY à la télé -
Un adepte du DIY à la télé

"Est-ce si mal d'évoluer et de s'ouvrir au grand public?" ai-je demandé à Patty que j'ai rencontrée dans la scène DIY et qui a ouvert à Toulouse une offre de restauration vegan :


"Je ne tiens pas à appartenir à une contre culture. Musicalement, j’adore des gros groupes mainstream , je suis déjà allée voir Depeche mode en concert dans un zénith et je n’y trouve aucune honte. J’y mets tout autant de valeurs que les petits concerts à prix libre dans des squats ou autres. Je ne tiens pas à être différente, on s’en fout au final, je tiens juste à être moi, quoi qu’on puisse en dire. Le véganisme est un choix de vie, c’est vrai que de plus en plus de gens s’y retrouvent, on en entend énormément parler, mais où est le mal ? A vrai dire le seul mal que j’y trouve c’est quand le grand groupe Aoste qui se foutait ouvertement de la gueule des végétariens dans une de leurs pubs il y a quelques années, se met à surfer sur la vague et à fabriquer des produits végétariens".

 

Là aussi j'ai demandé des éclaircissements à Ben Lupus, membre de Coming Soon et Mont Analogue, vegan depuis des années:


"Comme j'ai fait le choix de ce mode de vie d'abord pour des raison politiques et morales,( les droits des animaux et de la nature, pour faire vite), je me réjouis a priori de la diffusion des régimes alimentaires non carnés, selon la logique suivante : si plus de gens mangent moins de viande, tant mieux pour les animaux et la planète mais j 'ai peur qu'en réalité, ce soit un peu plus compliqué que ça malheureusement. Donc bon, quand il s'agit de restaurants bio-bobo ouverts par les hipsters du quartiers, ou même d'une option vegan dans le wagon bar sncf, la mode a du bon. Quand je vois plein de magazines "veggie lifestyle" en kiosques à la gare, pourquoi pas si il y a des gens que ça intéresse et si tout ce papier n'est pas utilisé en vain. 

Mais quand Herta lance une gamme vegan, là ça commence à faire un peu froid dans le dos : parce qu'on est plus simplement dans la hype, avec toute l'irritation qu'elle peut susciter, mais carrément dans la dissolution de toute la portée politique et morale des végétarismes. Un vilain détournement, et un bel exemple de ce qui fait la force du système en place. Et donc ça pose des vraies questions pratiques sur le sens de cet engagement, sa valeur, son impact... bref ça fout la merde."


Ce qui fout la merde, comme tu dis Benny, c'est exactement ce détournement d'un discours réflexif et militant, cette façon de le vider totalement de sa signification profonde afin de vendre plus de chaussures, de barquettes d'OGM ou de disques de Vianney tant en donnant l'illusion à celui qui l'adopte qu'il prend sa vie en mains d'une certaine façon et qu'il échappe à un conformisme qui l'effraie (je suis un mouton et comme tout le monde je vais mourir). 


Personnellement la solution que j'ai trouvé et qui est certainement un simple pansement nombriliste posé sur la plaie béante du monde contemporain est de naviguer avec mes principes, de refuser la prise de pouvoir de l'appropriation culturelle et de garder un pied dans le DIY et un dans le mainstream. Je ne suis pas bien sûr que c'est en me cantonnant à évoluer dans un microcosme où tout le monde est d'accord avec moi que je ferai avancer les choses. Je ne suis pas bien sûr non plus que j'échappe sans prendre de position ferme au système dominant. Et je dois bien l'avouer je suis 10 ans plus tard un peu paumé...

Joan of Arc - Eventually, All At Once

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