La vitalité des festivals de films underground actuels impressionne autant qu'elle pose la question d'un glissement. Car cette explosion des sens, cette capacité à questionner le politique, le kitsch, les limites de genres (artistiques ou sexuels) et cette décomplexion totale à l'égard de la production commerciale qui boudent quelque peu  la musique indie actuelle font les beaux jours d'une production cinéma brute pléthorique.

L'invitation du LUFF (le Lausanne Underground Film and Music Festival) était la bonne occasion pour aller constater ou infirmer le bien fondé de cette intuition. Organisé à Lausanne depuis 16 ans par une équipe de professionnels et de bénévoles, le festival comporte donc deux volets, musique et cinéma, finalement totalement indépendants au sein de la programmation, les recoupements artistiques et thématiques n'étant que le fruit du hasard. C'est en tout cas ce que m'expliquera Thibault Walter, directeur artistique de la partie musique qui chapeaute huit programmateurs amateurs, quasiment tous musiciens et arpentant en tournée les caves du monde entier (de la Chine aux USA) pour ramener des perles de musique expérimentale.  

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Pour cette soirée d'ouverture, la décontraction suisse fait merveille et l'on est accueilli sous le soleil, un verre de vin à la main. Le festival investit le Casino de Lausanne, qui héberge aussi la Cinémathèque à l'année. Sur la terrasse, une installation sonore fait tourner en boucle un larsen/acouphène qui régulièrement monte jusqu'à devenir assourdissant, ce qui provoque tantôt l'hilarité, tantôt la surprise mais jamais la colère des festivaliers, mélange d'habitués hardcore de l'événement et de jeunes branchouilles pas prises de tête. 


Dans les toilettes du festival, une première performance est proposée à qui vient déposer sa petite commission sous le nom de code "Les Charts de la CIA". Un homme (?) vêtu d'une combinaison orange de prisonnier est menotté à la porcelaine blanche de la cuvette, un sac sur la tête et fait face à un ampli qui joue très fort « une dernière danse » de Kyo. Un morceau choisi par les auditeurs de la radio du festival, me confie Bastien Bento, attaché de presse du festival. Cette dénonciation des tortures auditives infligées aux prisonniers à Guantanamo donne le ton du festival : politique, militant, malin et dévergondé (on serait presque tenté de dire pop si ce n'était pas un gros mot marketing ces jours ci).

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On se dirige vers la salle de cinéma pour assister à la projection en ouverture de Les Garçons Sauvages, 1er long métrage du français Bertrand Mandico, adapté d'un texte de William Burroughs. Julien Bodivit, directeur et programmateur de la partie cinéma apparaît comme un grand bonhomme sympathique bien dans ses pompes. Il tacle dans son discours inaugural la Cinémathèque et remercie la Loterie nationale (qui finance une grande partie des évènements culturels en Suisse) avant de rappeler que pour parvenir à cette sélection de films, lui et son équipe se sont « farcis énormément de merde » pendant un an. Si tout est de la qualité de ces  Garçons sauvages, gageons que ça valait le coup. Mandico habitué du LUFF avec ses courts bis, y retrace l'histoire de cinq délinquants juvéniles embarqués par un capitaine ultra sadique dans une croisière punitive censée les remettre dans le droit chemin. Il serait criminel de vous en dire plus de cet incroyable objet visuel qui oscille entre Pasolini, Kenneth Anger, Sa Majesté des Mouches et Breakfast Club. Et tant pis pour Jules Verne que ne cesse de vouloir big upper le conférencier qui présente le film. Ici ce sont bien des interrogations sur le genre, l'autorité et la bestialité qui sont soulevées sous un angle renversant. La scène inaugurale du crime prend un drôle de sens dans le contexte actuel.

Les garçons sauvages - Bertrand Mandico (teaser)

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En sortant du film, direction la salle au sous sol où se tiennent ce soir là les concerts. Et même si ses programmateurs s'en défendent, il faut bien constater que le parcours militant et réflexif offert par les deux facettes du festival fait merveille. Dans une salle plongée dans le noir, le duo Kutin/Kindlinger joue derrière deux vitres blindées hérissées par des impacts de balles. La musique noise digitale disruptées par des secousses bass music est très forte (on est bien loin des 98db réglementaires en France) et le show lumières qui aveugle littéralement les festivaliers nous plongent dans un champ de bataille aussi fascinant qu'anxiogène. Difficile de ne pas repenser à ces vidéos nocturnes de guerres menées pas si loin de nous à chaque minute. Encore une fois, la réflexion s'invite dans le contexte artistique de manière intelligente et frappante. Et comme dans le film de Mandico, on convoque un message esthétique fort qui mène à un deuxième niveau de réflexion plus profond. 


La performance qui suit était un des points d'orgues de la programmation musicale du LUFF 2017 invitant à se produire côte à côte, un père, Graham Lewis (bassiste de Wire) et sa fille Klara Lewis, artiste sonore reconnue, signée chez les Editions Mego. Au final, leur set est un peu en demie teinte. On apprécie les passages rythmiques et forts, aux coups de caisses claires martiaux et on regrette les envolées mélodiques un peu niaises. Thibault me confie sa déception juste après le concert et je suis presque content d'entendre enfin un programmateur parler honnêtement de son festival sans se sentir obligé d'en faire des caisses sous prétexte que le groupe joue chez lui.

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On renoue avec la thématique militante avec le live de Torturing Nurse qui vient remettre les pendules à l'heure. L'artiste chinois Chaos Junky rencontré par le LUFF à l'occasion d'une collaboration avec le festival Kill The Silence à Hong Kong est désormais interdit de concert dans son pays. Le LUFF l'invite aussi pour combattre la censure dont il est victime. Son live a beau être l'archétype de la performance noise/harsh noise, on a du mal à se rappeler avoir assister à quelque chose de plus puissant récemment. Dans une épilepsie sonore et visuelle presque chorégraphique, le cagoulé transforme la petite salle en champ de bataille apocalyptique impressionnant qui résonne comme un cri de colère et de douleur face à la violence du climat politique actuel.


On rentre sonné mais rassuré, le combat n'est pas fini et le LUFF vient de mettre un grand coup de pied dans le nivellement vers le bas qui phagocyte tant de festivals et d'évènements culturels. Promis les gens ne sont pas des cons et personne n'aime bouffer de la merde (sauf peut-être les programmateurs de festival). A l'année prochaine !


Le LUFF continue à Lausanne jusqu'à dimanche. Un grand merci à Bastien Bento et Serge Teuscher. 

Photos: Sam Maryu (Torturing Nurse, Salle cinéma), Joao Monteiro (Casino), Simon Lyxzen (Les Charts de la CIA), Alex Nguyen (Kitin/Kindlinger)

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