Il y a quelque chose de bien vivant au royaume de la musique improvisée en France… et c’est une bonne nouvelle ! Si l’on se regrette toujours que l’improvisation n’ait pas davantage le vent en poupe, alors qu’on peut littéralement tout y faire, on a repéré deux excellentes initiatives qui devraient faire mentir les clichés associés à cette musique.
La première se nomme The Bridge, on vous en a rapidement parlé il y a quelques semaines à l’occasion du festival Sons d’Hiver. The Bridge est un réseau transatlantique qui réunit des musiciens américains, souvent des Chicagoans issus de l’AACM, et des improvisateurs français. Chaque formation éphémère de ce réseau fait deux tournées, une sur le sol américain, l’autre sur le sol français. Manière de croiser les pratiques, les échanges, les publics. J’ai du mal à faire le compte exact des concerts, mais on en est à une bonne dizaine de tournées, ici et là-bas. À une époque où l’on parle de faire payer des murs à ceux qui n’en veulent pas, on ne se plaindra pas que des musiciens préfèrent construire des ponts.
Ce qu’il y a de formidable avec The Bridge, c’est que le projet pousse aussi loin qu’il peut l’idée de mettre fin à l’idée d’auteurs et de propriétaires de la musique. Tellement d’individualités diverses participent au projet et s’effacent derrière la musique qu’on peut bien parler, ici, d’une œuvre véritablement collective où personne ne prend le pas sur personne, et où les organisateurs sont aussi importants que les musiciens. D’ailleurs, ces derniers jouent toujours sur scène en arc-de-cercle, revendiquant scéniquement un principe d’égalité. Au gré des concerts et des disques, la musique poursuit le rêve des grandes heures de l’improvisation européenne (Sonic Communion, avec Joëlle Léandre, Jean-Luc Capozzo, Michael Zerang, Doug Ewart et Bernard Santacruz), donne dans le free contestataire incendiaire (Joe McPhee, Josh Abrams, Daunik Lazro, Guillaume Séguron et Chad Taylor en 2016 à Sons d’hiver – on attend le disque de pied ferme !) ou tisse une formule inédite entre musique électro-acoustique nourrie de l’histoire du GRM et drone, entre Eno et Barn Owl (Rob Mazurek, Mwata Bowden, Julien Desprez, Matt Lux, Mathieu Sourisseau dans Shore to Shore).
Le cinquième disque de The Bridge vient de sortir, s’intitule Escape Lane et réunit Marquis Hill, Jeff Parker, Denis Fournier et Joachim Florent autour de formidables moments d’invention collective et spontanée. Et même si on ne l’aime pas autant que Four Views of a Three-Sided Garden (les gars, il va falloir réfléchir plus à vos titres, quand même) de Shore to Shore évoqué ci-dessus, il faut suivre The Bridge coûte que coûte : des projets comme celui-ci, il n’y en a pas deux.
Même esprit crossover chez Caravaggio qui réunit deux binômes aux identités contrastées : Bruno Chevillon et Éric Échampard, la section rythmique maboule du trio de Marc Ducret, grâce à qui ce dernier est allé chasser sur les terres brooklynoises de Tim Berne, et Samuel Sighicelli et Benjamin de la Fuente, plus habitués à la musique contemporaine et aux projets expérimentaux. Le premier album de Caravaggio, sorti il y a dix ans, réalisait un équilibre miraculeux entre impro pas chiante, libérée de tout gimmick, et musique électro- acoustique.
Dans Turn Up, leur troisième album, on dirait que le groupe a décidé de revendiquer, en faisant un boucan pas possible, la totalité de ses goûts, jusqu’à la contradiction : on retrouve sur Turn Up le noyau impro + musique acousmatique, mais ce sont greffés dessus des phases metal, du prog-rock, des souvenirs de Magma, de CAN et de Deerhoof (dont de la Fuente est un fan déclaré) : bref, tout ce que les marges du rock charrient avec elles de moins conforme au bon goût. Les thèmes sont désarticulés, les dissonances se multiplient sans crier gare, les moments d’accalmie contrastent avec le débondage bruitiste, le tout dans un album où la matière sonore est passée à la centrifugeuse sans jamais être domestiquée. Les mânes de Jaki Liebezeit et de Blixa Bargeld planent sur cette musique et c’est tant mieux !
Caravaggio jouera le samedi 18 mars au Studio Sextan à Malakoff.
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