Si comme le rappelait Le Monde récemment "le lien n'est pas établi entre rap et psychopathes", les tarés sont partis en lune de miel avec la pop music depuis un bon moment. De la relation quasi-fusionnelle entre Dennis Wilson et Charles Manson aux goûts musicaux de Ben Laden (Fleetwood Mac, Phil Collins) en passant par les séquences délirantes du American Psycho de Bret Easton Ellis qui renvoient tous les gonzos du monde à la maternelle, on finit par se demander ce que les cerveaux torturés pouvaient trouver à cette musique lisse et passe-partout : le soft rock.


Si je suis loin d'être un psychopathe (enfin tous les fous disent je ne suis pas fou), je dois bien avouer entretenir un rapport étrange à la musique pop et lisse, des années 70 et 80. Tout a commencé avec Steely Dan et le morceau "Rikki Don't Lose My Number", en particulier. Avant de continuer la lecture, veuillez écouter le morceau ci dessous (EN ENTIER).

RIKKI DON'T LOSE THAT NUMBER (1974) by Steely Dan

Toujours là ? Je poursuis. Steely Dan, donc un duo de requins jazz rock qui tire son nom d'un sextoy dans Le Festin Nu de Burroughs ouvre son album Pretzel Logic avec ce titre tout à fait représentatif de la musique du groupe, soit une soul blanche ultra mélodique, arrangée entre guitares ultra propres et synthétiseurs ronds comme des queues de pelle. Il se dégage pourtant du morceau quelque chose d'ultra sombre et désespéré. La signification des paroles diffère. Certains fans y voient une référence à la liaison de Donald Fagen avec la femme enceinte du doyen de la fac de Bard, d'autres l'évocation des habitudes de junkies de nos deux anti-héros. Une chose est sûre, avec Steely Dan le soft rock est à son apogée : subversif et grand public.


D'abord, c'est une musique qui sans vergogne parvient à effacer les limites esthétiques entre musique de blancs (pop rock, guitares, héritage sudiste) et de noirs (les choeurs soul, les saccades funk sophistiquées et surtout la voix au premier plan qui décide d'où va le morceau). Au début des années 1970, Sly And The Family Stone se lance dans la même démarche avec un groupe mixte mais une musique beaucoup plus rêche, un propos pré-punk et une violence (sexuelle, politique, esthétique) beaucoup moins commerciale. En gros vous l'aurez compris, Steely Dan, deux junkies à l'apparence de gendres idéaux en lendemain de cuite, étaient tout indiqués pour ramasser le pactole. Rien d'étonnant à ce qu'ils soient aujourd'hui cités par Pharrell Williams ou Tyler The Creator comme une influence majeure. Le syncrétisme "violence mentale et sophistication mélodique" est un soleil face auxquels de nombreux Icare de la pop music se sont brûlés les ailes. 

En 2018, on réédite le Something/Anything de Todd Rundgren, en voilà une merveilleuse idée. Parfois cité comme le Pet Sounds des années 1970, ce disque est la porte d'entrée du producteur et musicien vers le succès commercial. Notamment grâce au tube "Hello It's Me" (ne vous sentez pas con moi aussi je l'ai découvert dans Virgin Suicides), candide chanson d'amour composée par un Rundgren qui alterne Ritalin et peyotl. Ce détail a son importance puisque le disque dans son ensemble exhale à la fois une certaine suractivité et un relâchement général défoncé.

Si la musique de Steely Dan reste très américaine, celle de Rundgren trahit des amours plus transatlantiques, pour la pop des Beatles évidemment. Comme chez le duo préféré des traders, on retrouve dans son songwriting une énorme influence de la soul East Coast et des Miracles de Smokey Robinson. Rundgren, guidé par son usage des drogues se love dans une esthétique moins sombre, celle d'un troubadour au coeur brisé, lointain cousin des amours déchus de ses grands frères soul singers. 

 -
Une image de grand dadais sympa qu'il se traînera comme un fardeau avant d'investir ses royalties dans son propre studio qui lui permettra de réaliser le beaucoup plus barré A Wizard, A True Star, et toute une pelletée de projets tantôt cintrés tantôt ultra accessibles.  La presse US l'affublera du surnom de Bowie américain et au vu de la carrière de Rundgren, on peut difficilement leur en vouloir.


Something, Anything est un objet fascinant à réécouter des décennies après sa sortie. Il sonne comme la fin de l'innocence, et surtout il est à la fois ravissant et dégoûtant. La surenchère de ses arrangements, ses choeurs de miel qui dégoulinent sur ces claviers et solos de guitares interminables brouillent totalement la perception. Musique pop ou rock expérimental? Les deux mon général et tant pis si on perd des gens sur la longueur d'un disque puisque deux singles du top 40 vont ramener les pépettes à la maison. Rien d'étonnant à imaginer donc que Prince, Kevin Parker (Tame Impala) ou (on l'imagine) Forever Pavot aient été puiser dans cette vision la construction d'une pop music à la fois nombriliste et taillée pour les stades. Le souci pour moi vient plutôt quand la relecture contemporaine ne garde que la sophistication sans la folie, la pop sans le prog, le champagne sans la coke. Si vous réécoutez AIR avec le recul, cela risque de vous frapper autant que moi. Mais ce n'est pas fini...

Todd Rundgren-I Saw the Light

 -

En voyant apparaître Gus Dapperton sur mon fil de suggestions Youtube, j'ai immédiatement raccroché les wagons du soft rock sophistiqué et sombre que j'avais tant aimé (et détesté à la fois). Sur le papier, le millenial new yorkais exhale pourtant tout ce qui peut faire grincer des dents en ces colonnes : tentation mode, faux discours, esthétique rincée de filtre Instagram. Pourtant, et c'est assez rare pour le noter: les morceaux sont là. Instantanés, riches, mélodiques, des singles soft rock teintés de r'n b blanc synthétique. Même alliance que chez Steely Dan donc, même immédiateté mélodique que chez Rundgren et la voix au centre, puissante, humaine, pleine de grain qui envoie le tout sur orbite. 

Gus Dapperton - Moodna, Once With Grace

03:20

Et les relations extra-conjugales, la came, les drogues mexicaines de contrebande, les références à la littérature "Beat", les envies de meurtres me direz-vous ? Et bien elles ont disparu au profit de la crise de la vingtaine et un certain voyeurisme digital induit par un nouveau business de la pop sur lequel règne le tout à l'image. Tant pis ? Tant mieux ? Ben Laden se mettrait-il un petit Gus Dapperton dans sa grotte avec son petit café du matin ? Le mystère reste plutôt entier tant qu'on a les chansons, serais-je tenté de dire. Ca m'évite la case vieux con, c'est sûr. Reste qu'au jeu du cocktail pop-soul-indie-mainstream, Dapperton est roi. Et en termes de sexe illicite et de drogues qui tabassent, il reste Damso et 21Savage (musique de psychopathes en fait, la presse de droite avait raison !).