Cindy Sherman, Annette Messager, Sophie Calle, Nan Goldin, Yayoi Kusama et Marina Abramovic: rares sont les vivantes dans la liste des artistes les plus connues du XXe siècle. Si on élargit aux passées, on pourrait ajouter Louise Bourgeois, Nikki de Saint Phalle, Frida Khalo, Tamara de Lempicka, Sonia Delaunay et Camille Claudel. Eclipsées par Marina Abromavic? Plus active que jamais, celle-ci s’acharne si fort pour marquer le siècle qu’elle en est devenue une des stars, aux antipodes d’une Camille Claudel, pour ne citer qu'elle. Ça tombe bien, le mythe de l’artiste maudit, Marina s’en branle. « J’ai de l’argent et j’adore ça. Ça paye les factures ».
A 70 ans, Marina en paraît 40: la magie américaine. Elle veut surtout rester "busy". La belle est bookée jusqu’en 2022, trouve sa génération ringarde, s’entoure de jeunes assistants (six au total) histoire de « capter l’air du temps » et se vante de compter 80 % de 12-35 ans aux événements qu’elle organise. Pour son anniversaire, elle s’offre le Guggenheim et demande 70 minutes de silence pour chaque année passée sur Terre. A ses pieds, à côté de l’Art, on retrouve aussi des stars du "red carpet": Jay-Z, Lady Gaga et James Franco. Mais où est passée l’artiste qui risquait sa vie au nom de l’Art ? Pour ne pas qu’on oublie qui elle était, Marina a profité de ses 70 ans pour publier ses mémoires, dans l'espoir que sa vie auto-proclamée "extraordinaire" passe à la postérité.
Battue jusqu’aux bleus par sa mère et sa grand-mère, la fillette serbe grandit dans la Yougoslavie de Tito. Comparée à Bardot, elle se trouve moche et déteste son nez . Tant pis, pour lui, elle le fracasse sur les barreaux de son lit (la chirurgie esthétique de l’époque). Lorsque Marina passe son diplôme des Beaux-Arts à l’Académie de Belgrade, l’Art corporel est à son apogée. Günter Brus a refermé sa parenthèse dans l’actionnisme viennois après s’être ouvert le crâne, Gina Pane se mutile déjà devant le spectateur, Michel Journiac a cuisiné du boudin avec son sang, Vito Acconci s’est masturbé à la Sonnabend gallery et Chris Burden s’est fait tirer dessus par son assistant. C’est donc naturellement que la jeune Marina se tourne vers cette forme d'expression. Elle ingurgite des médicaments, se taillade le ventre, s’allonge dans un cercle de feu, perd connaissance ou laisse le spectateur faire ce qu’il veut d’elle. Dans cette galerie napolitaine où elle travaille les limites, au bout de quelques heures, le public boit son sang, braque un pistolet sur elle, la touche et la déshabille… Malheureusement ce n’est pas encore assez pour devenir une star. Elle décide de partir aux Pays-Bas.
Marina rencontre Ulay, artiste allemand. Nous sommes en 1975. Avec lui, elle va passer treize ans à multiplier performances aussi dangereuses que poétiques sur les routes de l’Europe, à vivre de rien. Ces années-là, Marina nourrissait-elle déjà le rêve de gloire qui aujourd’hui la dévore ou était-elle, comme sa génération, portée par l’utopisme ambiant et naïf des seventies, et même celui de l’Art ? Après s’être quittés sur la Muraille de Chine après 2000 km et 90 jours de marche, Marina reprend la route, direction New-York. “Quand vous arrivez dans une ville qui compte déjà 437 000 artistes, vous n’avez pas d’autre choix que de vous battre, de créer quelque chose de plus fort et de plus innovant que les autres.”. Et donc la « guerrière » se bat. Si elle remporte le Lion d’Or à Venise en 1997 pour Balkan Baroque, à force de récurer des os de bœuf au son des Balkans, son travail vivote clairement depuis vingt ans dans l’intimité de l’Art contemporain. Mais plus pour très longtemps.
2010, enfin: le MoMA lui consacre une rétrospective. Marina met le paquet : elle entreprend une performance de 716 heures, la plus longue de toute sa carrière. En silence, elle regarde ceux qui s’assoient à sa table. 750 000 personnes font le déplacement. Lou Reed, Isabelle Huppert, Isabella Rossellini, entre autres, assurent le casting cinq étoiles. Mais l’Everest émotionnel, c’est l’arrivée d’Ulay, à retrouver dans le documentaire “The Artist is Present” de Matthew Akers et Jeff Dupre. Quand on sait que Marina spoliait les droits d’auteurs de son ex, refusait de lui attribuer leurs œuvres et empêchait la création d’une fondation à son nom, ça fout un peu la gerbe. Mais le Spectacle est là et c'est tout ce qui compte.
Le Marina Abramovic Institute, lui, tourne déjà depuis 2014 dans l’Hudson Valley de New York, mais pas sans heurts. Pour trouver les 600 000 euros manquants, elle a dû passer par la case Kickstarter pour donner naissance à ce centre voué à conserver ses œuvres et inculquer sa « méthode », vendue aux donateurs les plus généreux. Car depuis quelques temps, Marina est chaman et aborde dans ses live streams des sujets aussi vastes qu'apprendre à boire de l’eau, marcher lentement, regarder son interlocuteur dans les yeux. Adepte de sa méthode bidon, Lady Gaga lui vient en aide en publiant une vidéo. Du pain béni pour Marina : “Elle a été une élève très disciplinée (...), juste en ayant 45 millions de followers, elle a ramené plein de jeunes dans mon public”. Le "red carpet" rapporte gros et ça Marina l'a bien compris. Elle tourne avec James Franco, pose aux côtés de Kate Moss et organise un défilé pour de Givenchy. Elle présente même un powerpoint à Jay-Z. Ça tombe bien. Son nouveau credo à lui, c’est : "Je fais pas de la musique, je fais de l'Art". Après un chèque bien gras, qui occasionnera un clash Jay-Z/Marina, Picasso Baby, une performance rappée bien bordée adaptée de The Artist Is Present avec des invités de prestige, des millions de vues au compteur est organisée. Si certains crient à la mort de l’Art performance, pour Jay-Z et Marina, c’est tout bénéf’.
A l’automne dernier, alors que la FIAC monopolise les sphères mondaines de Paris, Marina sort ses mémoires, Traverser les murs, chez Fayard. Et elle ne s'arrête pas en si bon chemin. Un macaron à son effigie de chez Ladurée est mis en vente à la FIAC et dans les boutiques de la marque à Londres, Milan, New York, Miami, Los Angeles et Tokyo. Le petit biscuit habillé d’une feuille d’or aurait « son goût ». "C'est une artiste qui se met à nue et propose d'être dégustée. C'est pour ça que c'est un goût complexe, mais qui colle parfaitement à son vécu, sa personnalité". La mort de l'Art peut-être pour certains mais le chemin vers l'immortalité pour Abramovic, qui a bien compris que pour parvenir à ses fins tous les moyens sont bons, même prendre les gens (et les pop stars en manque de crédibilité) pour des con.nes.