Pour nombre d'entre nous qui ne sommes pas nés dans les années 60, la musique qui est sortie des quartiers les moins touristiques de NYC entre 1978 et 1983 correspond à un fantasme aussi désespéré (parce qu'on ne l'a pas vécu) que désespérant (parce qu'on ne le vivra plus jamais). Nombre d'entre nous savent, en outre, que les disques ou les concerts actuels des quelques survivants encore vaillants de cette époque ne nous aident pas à ressentir le frisson qui devait parcourir, il y a presque 40 ans, le public de monstres comme James Chance, Lydia Lunch, Arto Lindsay, Madonna, Sonic Youth, ESG ou encore Grandmaster Flash, Liquid Liquid et j'en passe.


Imaginer qu'entre 1978 et 1980, NYC passait de la NO WAVE de Mars et du rap de Spoonie Gee au disco malade du Loose Joints d'Arthur Russel et à la synth-wave glaciale de Dark Day, ou encore que le groove du Bronx et la raideur punk arty du Lower East Side étaient en train de fusionner et de réinventer le disco dans les enceintes du Loft, c'est invraisemblable. Essayer de raconter cette histoire est même à proprement parler impossible ; ce qui n'est pas grave au fond, celle qu'on se raconte après coup en lisant les notes de pochettes des disques est bien plus marrante. Et tout ce bordel est parti de la NO WAVE, indéniablement.

Loose Joints - Tell You (Today) (Original 12" Vocal)

Je sais que vous êtes tous très connaisseurs du sujet, mais je vais quand même expliquer un peu pour les autres, déjà parce qu’on n'est pas là pour faire des révélations inédites, mais surtout parce que j’aurais aimé lire ce genre d’article quand j’étais jeune.

La NO WAVE donc, qu’est-ce que c’est ?


Ça veut dire "pas de vague" ? C’est un constat ? Un postulat ? Pas sûr que quelqu’un ait la réponse, mais d’emblée on peut imaginer que c'est plutôt nihiliste et que ça doit être assez évocateur de la musique qu'elle définit. Plus précisément, les spécialistes pourraient affirmer qu’il faut surtout l'entendre comme un cri de colère à l'encontre de la suprématie de la "new wave", terme fourre-tout utilisé à tort et à travers à la fin des années 70 et au début des années 80 (au sens différent qu’on lui a collé dans les années 80 en tout cas). 


Par exemple, avant le punk anglais de 1977, le terme "new wave" était utilisé aux USA pour définir la musique du Velvet Underground, puis de tout ce qui était bizarre, et enfin pour définir l'idée qu'on se faisait de la musique punk en général. Disons que la NO WAVE était en 1978 une sorte de comète éphémère pré-post-punk qui voulait casser tout ça, le passé proche du moins. D'ailleurs on a souvent envie d'écrire NO WAVE en majuscule, sans trop savoir pourquoi, comme une baffe dans la gueule, vive, soudaine, et dont on garde la marque longtemps sur la joue.


Mais la NO WAVE est surtout un mouvement musical qui est né dans le Lower East Side à New-York en 77, épicentre de la vente et consommation de drogues dures et de l'émulation artistique de l'époque. Musicalement, il s'agit d'une théorie de rupture avec les modes passées, le présent et l'art, axée sur la déstructuration, l'improvisation, la dissonance et aussi l'anti-art, tant qu'à faire. Il est difficile de vraiment savoir si la théorie a précédé l'envie de faire du bruit sans savoir jouer d'un instrument, mais toujours est-il que ce refus d’une virtuosité apparente faisait écho aux préceptes punks ou de certains artistes comme Yoko Ono et Fluxus – même si Lydia Lunch, James Chance ou Arto Lindsay ne pouvaient pas blairer les artistes prétentieux de Soho et son public bobo avant l'heure. 


Préférant les odeurs de pisse et les clients bobos (bourrés bourrins) du CBGB ou du Max's, James Chance et Arto Lindsay prouveront par la suite que si, en fait, ils étaient de putains de bons musiciens, contrairement à d'autres artistes NO WAVE destroy qui utilisaient des guitares pour taper dessus et faire du bruit sous couvert de concepts à la cons (anti-art, rupture, déconstruction, liberté, héroïne, vodka, pouet pouet, prout, aïe je suis mort).

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Le problème avec la NO WAVE, c'est que si le mouvement a vécu de 1978 à 1983, il s'est aussi passé plein d'autres trucs super à New-York à ce moment là, et tout le monde semblait se connaître et s’apprécier (à ce moment du texte, wikipédia commencerait probablement à me demander de citer mes sources). Il arrivait ainsi que des groupes NO WAVE changent de direction en cours de route, mais aussi en cours de concert ou en cours d'album. Les différences entre la NO WAVE, le post-punk, le punk-funk, le disco-punk, le dance-punk, l'after punk, l'after wave, le mutant disco voire le early hip-hop et le proto-disco étaient par moment bien minces, alors que vous mêmes le savez bien bande de mélomanes avertis toujours prêts à croiser le fer : les différences sont bien évidemment énormes entre tous ces styles.


Heureusement, pour s’y retrouver dans tous ces styles mutants, quelques groupes emblématiques ont marqué le genre (la NO WAVE donc) grâce à leur son très particulier (mots clés : papier de verre, lame de rasoir, tronçonneuse, marteau piqueur). Guitares bruitistes souvent atonales, rythmes déstructurés, chants hurlés ou atones, pour beaucoup, la NO WAVE, c'est avant tout ça. Aujourd'hui, on aurait tendance à élargir un peu le spectre, juste parce qu'on aime bien danser et qu'on n'est plus en 77, mais le "son" typique de la NO WAVE, celui qui fait tilt dans les oreilles des connaisseurs un peu snobs, c'est bel et bien ça. Et je peux vous assurer que c'est pas la musique qu'on a envie d'écouter au petit déjeuner.


Il se trouve d'ailleurs que cette scène n'aurait peut-être pas eu autant de résonance par la suite si un certain Brian Eno ne s'était pas mis en tête de coucher sur bande les morceaux bizarres, mais si cools, qu'il avait entendus lors du festival underground à l'Artist Space en mai 78 (fameux lieu de "réconciliation" entre la bourgeoisie arty-branchée de Soho et la bohème arty-trash-droguée et en manque du Lower East Side). Même si on soupçonne un coup de pub personnel de la part du bon Eno, toujours content de mettre en avant son flair et de jouer au découvreur de talent, il enregistre malgré tout ses quatre coups de coeur du week end pendant les séances de mastering du deuxième album des Talking Heads. Sa compilation NO NEW YORK sort dans la foulée, en 1978, avec des titres de D.N.A., Mars, James Chance et Teenage Jesus & The Jerk (le groupe de James Chance et Lydia Lunch). Le beau Brian restera même sept mois de plus que prévu à New-York, complètement malade de l'émulation qui s'y passait et des échanges incestueux entre musique et art. Evidemment, un certain nombre de groupes seront frustrés de ne pas être sur le disque (notamment ceux dont il ne reste que des souvenirs peu glorieux, ou encore les Theoretical Girls ou les Gynecologists, "trop Soho" (comprendre pas assez drogue) pour le smart Eno mais qui étaient malgré tout les groupes de Glenn Branca et Rhys Chatham, futurs leaders de leurs armées de guitares dans lesquelles les tout aussi futurs membres de Sonic Youth ou Swans firent leurs premiers larsens).

Theoretical Girls - You Got Me

Aujourd’hui, les disques originaux sont difficiles à trouver, et puis ils ne sont pas tous très intéressants non plus, et c’est encore grâce à des compilations plus ou moins inspirées qu’on peut capter l’atmosphère du NYC du tout début années 80. Dans le haut du panier, citons les  NY NO WAVE  et MUTANT DISCO  (chez ZE records, avec Suicide, James Chance, Lizzy Mercier Descloux, Rosa Yemen, Teenage Jesus & The Jerks, Alan Vega, Kid Creole, Aural Exciters, Was Not Was mais aussi Caroline Loeb), les indispensables trois volumes des NEW YORK NOISE  (chez Soul Jazz) avec Liquid Liquid, ESG, D.N.A., Mars, Dinosaur L, Material, Glenn Branca, Bush Tetras, Pulsallama, Sonic Youth, Rhys Chatham, Arthur Russel, Y Pants, UT, Don King, Jim Jarmush...) et la cool compile ANTI NY  sortie chez Gomma, avec Vivien Goldman, Sexual Harrasment, Gray, The Del-Byzanteens, Konk, Ike Yard et Death Comet Crew. Avec ces six compilations, vous êtes bons pour une écoute quasi exhaustive des meilleurs morceaux de l'époque, mais pas que NO WAVE bien entendu, sinon ça ferait trop, six compiles. Là y a du disco foufou, du early hip-hop cramé, du punk dance, du post punk (on disait art-punk aussi à un moment) qui font danser encore aujourd'hui dans les boums de qualité. Bien entendu, on vous conseille d'acheter les disques au lieu de les télécharger, car il sont beaux et ont des livrets bien fournis (textes et photos). Vous apprendrez ainsi que Basquiat jouait dans Gray par exemple. Sympa non ?


Sachez aussi, pour assurer jusqu’au bout les discussions de salon, que la NO WAVE a engendré un paquet de rejetons bruyants et furieux dans les années 80 et 90, avec Sonic Youth, Birthday Party, Swans, Shellac ou The Ex, Dog Faced Hermans et compagnie, jusqu'à Neubauten et bien d'autres musiciens du BTP de la noise. Plus récemment, des groupes comme Excepter, Liars, Black Dice, Deerhoof ou Headwar ont revendiqués cet héritage, mais n’exagérons rien, ce mouvement NO WAVE reste précisément daté, et c'est tant mieux. Personne aujourd'hui, ni James Chance, ni Arto Lindsay, ni Lydia Lunch, ne vous diront qu'ils vont vous faire un « bon petit set de NO WAVE ». Non, la NO WAVE, c'était une époque. Une époque géniale, mais une époque tout à fait révolue.


Et puis il y a les petites histoires, les mythologies, les faux témoignages et les exagérations, tout ce qui fait un beau conte au final. Jetez donc par exemple un oeil à la page Wikipédia de Arthur Russell et laissez vous guider par les hyperliens, vous allez halluciner.

Et puis imaginez avec moi ce jour ou tout a basculé : ce fameux jour béni où le disco a fait l'amour avec le punk. Flash back, filtre Instagram Hudson : la scène se passe en 1978, dans le sud-est de Manhattan. Deux soirées courues ont lieu le même soir, une au Max's Kansas City, l'autre au Loft. La foule se presse et les queues sont si longues à l'entrée des deux clubs qu'elles finissent par se croiser. Les gens discutent, se lancent des vannes, se moquent de leurs accoutrements respectifs. Ça s’échauffe un peu, mais il est difficile de différencier le public gay bariolé venu danser sur les edits disco de David Mancuso des punks débraillés avec panache venus se la mettre sur le bruit sauvage de Mars et D.N.A. Certains se trompent de file, et la plupart des punks commencent à sympathiser avec les disco-queers, malgré la guerre sourde qui grondait depuis que le disco avait mis la main sur la dernière station de radio new wave de la ville : ça avait foutu le feu aux poudres, ça commençait vraiment à sentir le soufre… quelque chose était en train de se passer. Une sorte de connexion.


Le Village Voice titrera le lendemain que le calumet de la paix avait été fumé jusqu’au filtre dans cette East Side Story, et qu’il aura suffit que des jeunes paumés différents à bien des égards se rencontrent et se sentent le cul pour comprendre qu’il faisaient partie de la même marge, de la même communauté de gens qui voulaient faire bouger les lignes et vivre à fond leur truc. Oui, le bruit libertaire arty des punk new wave avait un point commun avec le disco underground gay : le son très fort, la défonce, la liberté romantique, l’engagement et… la danse, bien évidemment.


« On ne pouvait imaginer pire trahison culturelle pour un groupe punk que de virer disco : or, c'est précisément ce que James Chance décida de faire" (Simon Reynolds - Rip it up & Start Again).

James Chance & The Contortions - "Contort Yourself" at M-80 Festival, Minneapolis, 9.23.79

05:09

Bon, en réalité, ça ne s'est pas exactement passé comme ça. La vérité, c'est que Michael Zilkha, de ZE records, a probablement imaginé cette scène et a proposé à James Chance de lui produire simultanément un disque NO WAVE des Contortions et un autre... DISCO ! Simon Reynolds relate la conversation entre Zilkha et Chance : "Cela ne doit pas forcément être un disque commercial. Fais ce que tu veux, selon ta propre idée du disco. Tiens, voilà 10000 dollars". James Chance fit plusieurs déclarations dans la presse, en 79, pour expliquer où il avait voulu aller. "J'ai toujours été intéressé par le disco. D'accord, le disco a quelque chose de dégueulasse, mais il y a aussi quelque chose en lui qui m'a toujours intéressé : c'est sa monotonie. C'est une sorte de jungle music, qu'on aurait blanchie et pervertie. Ce que j'essaye de faire sur cet album, c'est de donner une idée de ce que cette musique aurait pu être, à savoir quelque chose de vraiment primitif". Dans un numéro resté célèbre de l'East Village Eye, il rédigea même un manifeste à la gloire de son statut de "vendu". "Quiconque dispose d'un semblant de cerveau doit comprendre qu'il est grand temps de laisser tomber toutes ces conneries ringardes et culcul que sont la new- et la no-wave. Quiconque végète dans le Lower East Side sera inévitablement atteint de gangrène spirituelle provinciale. Donc disloquez-vous ("contort yourself"), devenez chic, bougez uptown et laissez-vous gagner par la transe du disco funk vaudou au son super-radioactif".


L'histoire n'est pas aussi simple que ces quelques lignes. Pour en savoir plus, le mieux reste de lire le bouquin de Simon Reynolds. Ce qui est sûr en tout cas, c'est que James Chance a permis au disco de ne pas mourir au début des années 80, grâce à son invention de la recette miracle du punk-dance ou dance-punk, ou disco-punk, ou punk-funk, appelez ça comme vous voulez : la solution de l'équation STOOGES + JAMES BROWN + ALBERT AYLER + CHIC en somme.

A LIRE/ A VOIR: 

• SIMON REYNOLDS "Rip It Up and Start Again : Post Punk 1978-84" (Allia, 2007)

• "NEW YORK NOISE" (Book, Soul Jazz Records)

• PHILIPPE ROBERT "Post-punk, No Wave, Indus & Noise - Chronologie et chassés-croisés" (Le Mot et le Reste, 2011)

• MARC MASTERS "No Wave"

• THURSTON MOORE et BYRON COLEY "No Wave: Post-Punk. Underground. New York. 1976-1980"

• "DOWNTOWN '81" Edo Bertoglio (DVD. Zeitgeist Video, 2002)

• "Kill Your Idols" Scott Crary (DVD. Palm Pictures, 2006)


Dessin en une: Hervé Bouris

La discographie de Rubin Steiner est disponible ICI.

Le prochain album de son groupe DRAME sort le 20 mars

Le festival Le Goût des Autres au Havre a commandé cette année à Rubin Steiner et Hervé Bourhis une création en forme de"mix dessiné" qui revisite cette période new yorkaise.

Crédit: Hervé Bourhis -
Crédit: Hervé Bourhis

MIX NYC 1978-1983 par Rubin Steiner

- William Burroughs « Advice for young people »
- Arto/Neto « Pini, Pini » (Rubin Steiner TR707 + TR808 edit) (1979)
- Ike Yard « NCR » (1982)
- Vortex OST « Black Box Disco » (1982)
- Konk « Elephant » (1983)
- Dinosaur L « Clean on your bean #1 » (1982)
- Afrika Bambaata « Planet Rock » (1982)
- Bush Tetras « You can’t be funky » (1983)
- Jil Kroezen « I’m not seeing that you are here » (1982)
- Sonic Youth « Burning Spear » (1982)
- The Del-Byzanteens « Girl’s imagination » (1981)
- Laurie Anderson « O Superman » (1981)
- Thick Pigeon « Subway » (Rubin Steiner TR707 + TR808 edit) (1982)
- Dark Day « Arp’s carpet » (1980)
- Sexual Harassment « If I gave you a party » (1983)
- James White & The Blacks « Almost Black » (1979)
- James White & The Blacks « Contort Yourself » (1979)
- Lizzy Mercier Descloux « Fire » (1979)
- Snuky Tate « He’s The Pope » (1981)
- Arthur Russel « Tower Of Meaning » (1983)
- ESG « The Beat » (1982)
- Martin Rev « Temptation » (1980)
- Suicide « Dream Baby Dream » (1979)