Stamford, Connecticut, années 50. Edward Askew grandit avec l’ennui qui caractérise les villes agréables. Gamin, il traîne à contre-coeur avec les autres kids de Lee Street, une rue étroite à sens unique bordée de grandes maisons à l’américaine proche de l’église comme de l’océan. La sienne a deux étages, quatre familles, un porche où Ed aime regarder la pluie ricocher. Souvent cloîtré dans sa chambre, il rêvasse et dessine beaucoup. L’aventure passe après l’Art, qu’Ed part étudier à 23 ans à la Yale Art School de New Haven, à l’aube des sixties et de leur folie douce.


A peine diplômé, Ed est appelé au Viêt Nam. Mais Ed s’en fout, il cherche un job de prof et se fait embaucher dans une école préparatoire privée à Ridgefield, Connecticut, toujours. C’est à ce moment-là qu’il achète pour 85$ un Martin Tiple, cette petite guitare latine à dix cordes entre le ukulélé et le luth. Le Tiple, Ed connaît déjà. Ses yeux d’adolescent s’étaient posés sur un vieux modèle laissé à l’abandon par son père dans la maison familiale. De ses quinze ans à aujourd’hui, Ed, lui, n’a jamais voulu arrêter.. . Chez lui, ses potes, son mec, dans des cafés moisis de New Haven ou de New York, l’hippie aux cheveux aussi roux que longs jouait comme “un démon”. Quoiqu’il en soit, en 1968, dans cette contre-culture qui transfigure les Etats-Unis de Kennedy, Ed fête ses 27 ans et la naissance de son premier album. 

Un an plus tôt, sur les encouragements d’un ami, il a appelé Bernard Stollman, fondateur de l’emblématique label avant-gardiste ESP-Disk. Terre d’asile du free jazz et de la folk psyché, le label new-yorkais qui a déjà signé Sun Ra, Albert Ayler, les Furs ou encore Pearls Before Swine, affichait fièrement son credo : “You Never Heard Such Sounds in Your Life” (Vous n’avez jamais rien entendu de tel de votre vie). C’est dire. ESP-Disk avait cinq ans, offrait une totale liberté aux artistes les plus incompris, les laissait libre d’aller chez la concurrence et était donc au bord du gouffre, lesté par les ventes bien maigres d’un circuit trop fermé. Qu’importe, convaincu par la démo ramenée par Ed, l’avocat utopiste lui avait offert un contrat. Et en quelques mois, Ask The Unicorn d' Ed Askew était né.


La sortie est confidentielle mais le barde se remet au travail pour le plaisir de rares fans. Toujours pour ESP-Disk, Ed enregistre en une seule prise Little Eyes et empresse un ami de réaliser la pochette. Mais en 1974, le label ferme ses portes. C’est la surprise totale. Seule réjouissance, dans la chute d’ESP-Disk, un employé consciencieux prend le soin d’envoyer l’acétate à Ed qui, déçu, se recentre sur l’enseignement, plus lucratif pour vivre. Une douleur à la main le retenant d’écumer les cafés, il enregistre seul, sur un magnéto multipiste, ce qu’il écrit de temps à autre et que personne ne réclame. 

Ed Askew 1986 TV Show Part 1

11:42

Trente-deux ans s’écoulent alors avant que De Stijl Records, le label de l’esthète Clint Simonson ne s’intéresse à Little Eyes. On est en 2002, Ed a 62 ans. Il a envoyé une cassette enregistrée d’après l’acétate à John Farr, un ami londonien qui diffuse des copies à fans et amis. De fil en aiguille, Clint Simonson en reçoit une puis contacte Ed qui croit rêver. Les diggers de vinyles souterrains découvre enfin cette fragilité brute, la voix du jeune Ed, les cordes noueuses de son Martin Tiple adossées à l’harmonica et le lyrisme cosmique de paroles hallucinées sur l’existence. La critique encense cette simplicité déconcertante, compare même Ed à Dylan.


L’or dégoté par De Stijl, tombé aujourd’hui après plus de quinze ans passés à faire découvrir la folk la plus underground des années 70 comme la scène contemporaine la plus obscure, capte l’attention d’autres. En 2008, le Bruxellois Okraina Records fait paraître Rose, des live en duo avec Joshua Burkett et Steve Gunn adaptant des titres écrits dans les années 70. En 2011, enfin, Drag City met la main sur Imperfiction enregistré sur cassette en 1984 et dans lequel Ed couche la beauté d’un quotidien trivial, les mecs rencontrés dans les bars, les joies simples de l’écriture. Tin Angel Records sort la même année For The World, le premier album studio d’Ed auquel Sharon Van Etten et Marc Ribot participent. Et trois ans plus tard, il remasterise Ask The Unicorn, bijou devenu introuvable d’acid-folk bien moins naïf qu'il n’y paraît. Ces dix dernières années ont offert à Ed Askew un élan de notoriété, enfin.

Ed peint encore. Quand on lui demande ce qu’il écoute, celui qui deviendra bientôt octogénaire énumère une liste allant de la folk de Bill Callahan, Bright Eyes et Baby Dee aux textures Muzak de King Krule. Si ses problèmes de mains l’empêchent de faire résonner son fidèle Martin Tiple, Ed chante toujours. Entouré de son band, composé de Jay Pluck (claviers) et Tyler Evans (basse et guitare), il vient de sortir un nouvel album baptisé Art and Life, d’enregistrer Woodbine Street et a publié September Songs, une collection de morceaux de piano étranges sur son bandcamp. Le voir en France s’apparenterait au miracle et Ed, qui perd aussi un peu la mémoire, nous avoue ne pas être confiant. Pour autant, raccrocher les gants n’est pas en option. Pour ne plus rien concéder à l’oubli, le vieil homme à la créativité encore bien fraîche grave sans relâche et c’est tant mieux. Le 17 novembre prochain paraîtra A Child In The Sun: Radio Sessions 1969–1970 chez Drag City. Vous savez quoi mettre sous le sapin. 
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