A dresser consciencieusement nos petits bilans de fin d’année, on est bien en peine de constater encore que le rayon indie-rock US fait tristement figure de peine-à-jouir. Inutile de revenir en détails sur les raisons d’une telle débâcle, on les avait déjà suffisamment explicités il y a cinq ans dans la shitlist. Ou pour résumer grossièrement : formatage, ennui poli et absence de discours pertinent sur quoi que ce soit.
Sauf que la donne se trouve presque par miracle bouleversée cette année. Du moins dans
ses marges. On avait senti le vent venir avec Mitski, Downtown Boys et War On Women,
avant que Big Thief, Vagabon, Girlpool, Jay Som ou encore Japanese Breakfast ne viennent confirmer l’affaire : les meilleurs groupes à guitares et mélodies bancales que vous entendrez cette année depuis l’autre côté de l’Atlantique sont emmenés par des femmes.
Et pourquoi souligner ce dernier point ? Parce que dans un genre outrageusement dominé par des mecs, souvent issus de la middle-class, tout ça n’a rien d’anodin. Quelques-uns nous renverrons à nos riot grrrls et on leur rappellera que Bikini Kill, Bratmobile et consorts officiaient à l’époque tous dans la même région géographique (grosso modo les Etats de Washington et d’Oregon) et dans des registres similaires. En 2017, Mid-West, côtes Ouest et Est sont concernés et transcendent les petites chapelles habituelles. Autrement dit, on ne peut plus parler de "scène" et pourtant subsiste bien un élan commun qui rend l’affaire assez passionnante.
On peut commencer par remercier Internet qui a certainement fédéré une nouvelle communauté à travers les forums spécialisés et Bandcamp. Un réseau d’entraide et de soutien comme aux premières heures du genre, donnant la possibilité à ces groupes de faire entendre leurs voix distinctes dans un contexte de "relative hostilité" comme le rapporte Lindsey Jordan, leader de Snail Mail* : "A la fin des concerts, le public se dirige systématiquement vers les mecs du groupe et m’ignore, alors qu’on leur dit que c’est moi qui compose les morceaux". Alors OK, l’indie-rock s’est mué depuis longtemps en standard, depuis les boutiques Urban Outfitters jusque dans les pubs pour bagnoles. Et malgré ça même les nerds maigrichons lecteurs de Pitchfork persistent à œuvrer pour en garder le contrôle. Dans ce contexte, la présence de femmes aux premiers rôles apporte déjà ce qu’on pourrait appeler "une légère transgression" face à une norme devenue presque auto- parodique.
Un décalage vecteur de tension, de tristesse ou de rage (ou tout ça à la fois et plus encore) qui rend ces groupes plus passionnants que ceux pilotés par leurs homologues masculins en raison même de ce rapport différent au public. "Un mec peut prendre un micro pour dire 'ma copine me manque'. Mais si une femme fait la même chose, c’est vu comme trivial et stupide, des pleurnicheries. Quand j’écris des morceaux au sujet d’être gay ou sur les femmes que j’aime, j’ai l’impression de devoir dépasser toutes les attentes là où un autre groupe recevra les mêmes éloges pour moins de travail ", reprend Lindsey Jordan.
Cette position d’outsider se déploie logiquement sur plusieurs niveaux. Au fait d’être femme dans un environnement implicitement machiste s’additionne celui d’être gay, noire, asiatique dans une scène majoritairement blanche et hétéro. Naturellement, la musique qui en découle emporte un regard d’autant plus personnel même si celui-ci doit se deviner entre les lignes. Ce qu’explique Mistski au site Line Of Best Fit : "J’écris des histoires personnelles sur mes relations intimes et la vie en ce monde en tant qu’être humain… Mais comme on me voit de l’extérieur comme une américano-asiatique, mes expériences s’en trouvent influencées sans que j’en sois vraiment consciente".
Son titre "Your Best American Girl" se montre pourtant explicite sur la frustration d’échouer sentimentalement dans son pays d’accueil (elle est née au Japon) pour cause de déterminisme culturel infranchissable. Une thématique qui travaille aussi Laetitia Tamko aka Vagabon, New-Yorkaise originaire du Cameroun, sur son morceau "The Embers" : "I feel so small / My feet can barely touch the floor / On the bus, where everybody is tall […] Run and tell everybody that Lætitia is A small fish […] And you're a shark that hates everything / You're a shark that eats every fish".
Bien sûr que réduire ces quelques personnalités à un rôle d’outsider/éclaireur peut s’avérer tout aussi stupide puisqu’il revient à les considérer comme des bêtes curieuses et non de véritables parties prenantes. Un paradoxe que relève d’ailleurs avec justesse Laetitia Tamko : "À cause de ce que je représente et au moment où j’ai décidé de partager ma musique, on a commencé à dresser toute une histoire autour de moi. Je suis censé changer le monde de l’indie-rock. J’apprécie cette remarque mais je ne suis vraiment pas là pour changer le monde. C’est très réducteur de placer autant d’intensité sur quelqu’un juste parce qu’il n’y a pas beaucoup de gens comme moi dans cette scène." On en profite au passage pour saluer la part d’humour de ces formations au propos a priori pourtant pas franchement portés sur la déconne, comme celui de Daddy Issues ("We’re not gonna be friends / In dog years you’re dead" sur "Dog Years").
Point info : dans les années 70, les chercheurs du Contemporary Center for Cultural Studies de Birmingham employaient déjà la notion d’homologie structurale pour évoquer les accointances pas négligeables entre musique et changements sociétaux. Toutes proportions gardées, le même type de similarités s’appose au moment précis où les questions de genre, de préférences sexuelles et de domination masculine sont plus que jamais sur la table. C’est d’ailleurs ce qui porte ces groupes féminins au centre d’enjeux bien actuels combien même leur musique peut s’obstiner sur la forme à adopter les seuls contours d’un revival 90’s. Elles racontent leur propre histoire, un vécu, sans se planquer derrière les filtres Instagram ou des murs de réverb en forme de cache misère. Un retour de discours pas forcément évident mais bien réel que résume parfaitement Tina Halladay du groupe Sheer Mag : "Je pense que beaucoup d’entre nous sont finalement politiques de façon inhérente en se produisant juste en face de gens."
A voir maintenant quelle place peuvent s’octroyer tous ces groupes et jusqu’à quel niveau - rester dans leur underground ou bien prendre une dimension plus significative dans les mois ou les années à venir. Shawna Potter de War On Women en a elle une petite idée : "Bien sûr que j’adorerais passer sur le plateau de Jimmy Kimmel ou quelque chose du même genre. J’adorerai être dans ces shows et hurler des trucs à propos de l’avortement."
PLAYLIST : LES FEMMES À LA RESCOUSSE DE L'INDIE US
*Sauf mentions contraire, les citations entre guillemets sont issues de la publication Women are making the best rock music today de l’édition web du New-York Times.