L’introduction de l’album de It’s A Fine Line ("Cardiogram", chanté d’une voix flippante par Olivia de Lanzac) semble vouloir dire aux fans de la première heure qu’il serait plus prudent de laisser ses fantasmes au vestiaire du club : peut-être qu’on dansera, oui, mais ce ne sera pas le propos de départ. Non, ce disque n'est pas une compilation des innombrables remixes de tueurs (comme celui ci) des deux comparses londoniens d’adoption mais un vrai album de musique - il n’est pas insensé de le préciser en 2016. Pour Tim Paris et Ivan Smagghe (car c’est d’eux qu’il s’agit), IAFL est en effet, et avant tout, un laboratoire un peu à l’écart de l’efficacité totalitaire du dancefloor, un espace de liberté plein de promesses, de fausses routes et de découvertes de nouveaux paysages, sans enjeu sinon celui de ne pas avoir à se justifier. Ainsi, on ne s’étonne même pas de ce premier single chanté par Alex Kapranos, exercice aussi casse-gueule que réussi haut la main, ni de la relecture magistrale de "Grease", leur tube inaugural sorti sur la compile Moment Of A Crisis de I’m A Cliché en 2009.
Et bien entendu ni de ce joyeux "Disco Cluster" qui fait déjà débat chez ceux qui aiment bavarder musique (Daft Punk ? Moroder ? Cosma ? Cowley ?). Là où on attendait un disque prospectif de spécialistes de musiques déviantes et obscures, c’est la fraîcheur et la tendresse d’un premier album désarmant que le duo nous offre, loin du mystère qui entoure depuis des années leurs remixes et leurs EP’s plutôt confidentiels que les discjockeys de goût s’échangent sous le manteau. Un disque frais donc, qui vire même parfois au vent polaire, mais dont les mélodies naïves et les trouvailles de production balaient tous procès de poses condescendantes arty au profit d’une humilité touchante et sincère – et d’une grosse poignée de tubes certifiés. Un truc qui pourrait rappeler un certain underground du début des années 80 qui avait, naturellement et dans son coin, un coup d'avance sur les idées neuves du moment. Un disque, en somme, qui avance ses pions au feeling, juste pour faire avancer la partie, à la Coubertin, avec le panache du beau geste qui ignore jusqu’à l'existence même de la banqueroute. Mais comparaison n’étant jamais raison, outre affirmer que ce disque s’écoutera sans honte dans 20 ans, on n’ira pas plus loin dans l’interprétation. Tâchons donc plutôt de lire entre les lignes de ce que veulent nous dire ces deux vieux briscards de la musique de danse avec leur album. Et aussi dans la vraie vie. Magnéto.
Ce qui frappera en premier ceux qui vous connaissent en tant que DJ (entre autre) c'est que votre album n'est pas une suite de titres clairement orientés club - au contraire même. Comment définiriez-vous IAFL parmi vos différents projets ?
Tim : On s’est fixé très rapidement un ensemble de règles musicales pour IAFL. Ca pourrait sembler restrictif mais pas du tout, ce sont plutôt des règles ouvertes justement. Par exemple on essaie de ne pas se répéter, de chercher l’originalité dans nos mélanges... It’s a fine line, ça veut justement dire "être a la limite" ; mais en même temps on se fixe des règles en se disant que la règle principale est pas de règle... IAFL c’est un peu un refuge pour moi, on n’a aucune ambition mal placée, pas d’ego dans ce projet, on prend des risques, on tente des trucs bizarres, audacieux, radicaux, parfois ça marche parfois non... mais je me couche toujours en bonne santé mentale une fois qu’on a fini un morceau. Par rapport a notre travail de DJ, je dirais que ça n’a rien a voir mais on reste quand même des DJs. On fait de la Dance Music mais dans son sens le plus large, dans un club où on ne serait pas obligés de faire danser les gens.
Ivan : J'ai personnellement toujours séparé le "travail" de DJ et la production, même si je reste un DJ "à la marge" (je ne sais pas trop ce que ca veut dire). Je ne sais pas vraiment pourquoi. Peut-être parce que je baigne tout les week-ends dans la fonctionnalité de la dance music. Le "Danse !" comme un ordre, etc... J'ai du respect pour les producteurs qui arrivent à trouver du plaisir et du succès dans cette fonctionnalité. A chaque fois qu'on a essayé de faire un truc "club", on s'est retrouvé dans le décor. J'y crois beaucoup au ratage de toute façon, à l'imperfection, à la divagation (au sens littéraire du terme, Sebald si tu veux du moderne). Ce disque, c'est un peu des vignettes de notre univers, ou une flânerie. On ne tourne pas en rond mais on se cherche encore. Le jour où on se trouvera... J'aime bien ce journaliste qui a dit que ce disque "posait plus de questions qu'il n'apportait de réponses". Après, la confusion des genres, c'est aussi un genre en soi, on ne fait pas "n'importe quoi" pendant six ans.
Vous êtes tous les deux des Français qui vivent à Londres. Vous voulez parler du Brexit ou pas ? Plus précisément, vous pourriez le définir ce truc anglais qu'il y a dans votre musique ? Parce qu'il y en a un.
Tim : C’est marrant, moi j’entends aucun truc anglais dans notre musique, d’ailleurs j’ai toujours plutôt voulu être le Français qui vit a Londres plutôt que de devenir british... je parle par rapport a la scène musicale bien sûr. Mais bon il y a autant de diversité a Londres qu’il en existe dans le monde donc c’est surtout ça qui nous a plu ici je pense. Mais on essaie pas de s’inspirer d’un son anglais. Non, c’est étonnant que tu dises ça parce que je vois pas, au contraire nos références sont souvent très continentales.
Ivan : Je n'ai jamais pensé la musique on terme "national". Le terme de French Touch m'a toujours fait vomir, il n'y a qu'à regarder ce que la plupart des proues sont devenues. Après, "Anglais", je ne sais pas. Pour moi, c'est un genre de truc entre Flandres et New York, Düsseldorf et Sheffield. Points cardinaux. Il y a tellement de références, pas toutes conscientes, et sûrement parfois différentes entre Tim et moi. Comme il l'a dit, c'est un projet sans ego que celui du disque lui-même. C'est bon, les egos, j'ai donné. Je préfère les avantages du flou, artistique ou pas. Le Brexit ? Pffff... Ecoute, il n'y a eu aucun débat sur l'Europe, la question n'aurait jamais dû être posée, ils le regrettent tous, etc... C'est chiant pour moi de ne "pas savoir" et de me considérer comme "Londonien" et non pas "Anglais".
Techniquement, on entend une sérieuse recherche de sons que les accros du home-studio auront du mal à identifier, même si au final on reste dans un environnement familier. Deux mots là-dessus ?
Tim : Il n’y a rien de vraiment particulier dans notre approche à ce niveau-là, on a fait l’album en utilisant de vieux synthés, de vieilles machines, d’autres plus récentes, quelques instruments et beaucoup d’ordinateur. Mais je crois qu’on peut faire de la musique avec tout ce qui tombe sous la main, ça tient à chacun de nous de faire quelque chose d’intéressant avec ses moyens. Regarde Clapping Music de Steve Reich, il suffit de deux personnes qui tapent des mains.
Ivan : Il n'y a rien qui m'intéresse moins que les discussions sur le matos et la technique. Une guitare cassée est une machine, un ordinateur est une machine, un plugin fait le boulot d'une machine. Les moments où la technologie bouleverse le microcosme ("l'erreur 303" par exemple) sont de plus en plus rares. Les gens se trompent facilement en plus, entendent de "l'analogue" alors que le digital crève les tympans. All in the ear of the beholder. On aurait dû faire comme dans les albums 70's, une liste du matos mais aussi des plugs.
Pourquoi vous avez attendu aussi longtemps pour faire cet album ?
Tim : On a pris notre temps pour faire l’album mais le processus est enclenché depuis plusieurs années. C’est juste qu’IAFL c’est un projet qui s’est construit hors des pressions et autres nécessités de l’industrie musicale, on fait ce qu’on veut et on prend le temps qu’il faut. Et puis il faut aussi reconnaitre que ce n’est pas toujours évident de trouver du temps libre pour bosser tous les deux.
Ivan : Pourquoi pas surtout? C'est pas un album "du moment" de toute façon (attention, je ne dis pas "intemporel"). On a pris le temps qu'il nous fallait. On est bien conscient que certains vont dire "tout ça pour ça". Ben ouais, voilà. Chacun sa vitesse. Le prochain sera peut-être fait en 6 mois avec juste une 808.
Sortir un album en 2016 ça veut dire quoi ? Vous n'êtes pas obligés de répondre.
Tim : L’exercice de l’album, c’est vraiment ce que je préfère maintenant. Ca me gonfle de suivre les préceptes selon lesquels aujourd’hui les gens n’écoutent pas d’albums mais choisissent des singles, délaissant les longs formats. On ne réfléchit pas comme ça, on a cherché a faire un beau disque pour mettre en avant la musique et pas pour essayer d’avoir un maximum de retombées. C’est devenu tellement ridicule la taille du marché du disque, on essaie surtout de ne pas y prêter attention.
Ivan : Aucune idée. Je suis évidemment partisan du plus de liberté possible. Idéalement, j'aimerais faire un album de 4 heures ou de 5 minutes. On peut grâce au format digital. Chacun fait ce qui lui plait ce qui rend les règles du jeu... compliquées. La "théorie du marché du disque" a aujourd'hui dépassé le temps qu'il te faut pour l'exposer. En temps qu'artiste, je vais choisir la carte de l'évitement. Attention, l'isolement à la Thiefaine / Manset /Von Oswald /Richard D.James est une illusion aussi. On essaie juste de relativiser et de continuer a prendre du plaisir dans le "faire de la musique".
Mine de rien vous avez réussi à tourner autours de ce vieil écueil "electro rock" sur lequel se sont lamentablement échoué un gros paquet de musiciens. Bravo et merci pour ça. Less is more ? Vous pouvez considérer ça comme une question.
Tim : Merci ! Non je nous considère pas comme electro rock, enfin, ça veut pas dire grand chose ce terme pour moi... parfois il y a beaucoup d’electro dans des disques de rock et inversement. Mais je crois pas que le rock soit l’influence première de notre album... et le rock, quel rock ? Il y en a tellement...
Ivan : C'est toujours une question compliquée ce truc. L'electrorock pour moi, c'est des gros kicks avec des guitares. L'enfer. Exactement ce qu'on a essayé d'éviter.
NB : A part faire des disques ensemble ou en solo ou avec d'autres gens, Tim et Ivan s'occupent de leurs labels. Si Marketing Music (côté Tim) semble un peu en pause depuis la sortie de son excellent album Dancers il y a deux ans, on notera un gros paquets de sorties de hautes volées ces derniers temps chez Les Disques de La Mort (côté Ivan), notamment l'excellent album de SAVE!
Vous pouvez retrouver ci-dessous ici un preview de tout l'album de It's A Fine Line, sorti vendredi dernier sur Kill The DJ.
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