Chamanisme hi-fi. C'est avec ce nom de genre musical inventé de toutes pièces qu'Aïsha Devi étiquette sa musique. Et à vrai dire, on n'aurait pas dit mieux pour décrire ses très beaux morceaux synthétiques qui font entrer en collision formes orientales et occidentales, ancestrales et ultracontemporaines, dans une explosion de violence pure. Entretien avec la jeune productrice suisse d'origine népalaise, entre deux albums.
Je me demandais de quand datait ton intérêt pour les cosmologies orientales. Dans plusieurs interviews, tu reviens sur la recherche de ton père népalais d’origine tibéto-birmane que tu n’as pas connu. Ta quête personnelle a t-elle précédé ta quête spirituelle ?
Aïsha Devi : Ma démarche est avant tout venue d’un sentiment d’inconfort et d’inadéquation face à la société, comme un cri à l’intérieur de moi. Comme il y avait des manques et des trous dans mon histoire familiale, ma quête identitaire est d’abord passée par la généalogie. Mais les seules informations que je possédais sur mon père c’était un nom et une série de photographies, et j’ai rapidement compris qu’il était impossible que je le retrouve. J’ai alors élargi ma recherche au pays, à la culture, aux pratiques sacrées et aux textes védiques. Ces derniers ont résonné avec d’autres lectures qui m’ont aussi ouvertes des portes vers un savoir moins dogmatique : le néo-platonisme, l’alchimie, Carl Gustav Jung.
J’ai aussi lu que ton grand-père, chercheur au CERN, avait eu un impact fort sur ta formation intellectuelle. Tu as d’ailleurs nommé ton premier LP d’après le titre d’un de ses livres : Of Matter And Spirit.
Tout à fait. Ce qui est paradoxal, c’est qu’un grand nombre de gens ont un recul nauséeux quand tu leur parles de spiritualité. Ils classent cela dans la boîte de l’irrationnel, de ce qui sort du domaine de la science. Alors que les physiciens abordent d’une manière tout à fait sérieuse l’idée d’univers parallèles et de multidimensions ! Ce serait sans doute les premiers à prêter crédit à la pratique chamanique.
En langage de physicien, on peut notamment traduire le Om̐, le bruit de l’univers dans la cosmologie hindoue, par l’idée que tout est ondulation, que tout vibre...
Exactement. L’essence cosmique de la vie c’est la fréquence. Quand les moines font des chants gutturaux, ils produisent certaines fréquences qui nous font compter notre corporéité, c’est ce qu’on appelle la transe. Aujourd’hui, on assiste à un moment passionnant dans la scène des musiques aventureuses où de nombreux musiciens cherchent à se reconnecter aux fonctions ancestrales de guérison et de transcendance de la musique, mais avec les nouvelles possibilités que la technologie a ouvertes. On réalise que grâce au contrôle plus perfectionné des fréquences, on peut avoir un impact sur les corps, les esprits et le monde.
Ta musique n’hésite pas à secouer l’auditeur et à exploser les tympans...
C’est totalement volontaire. C’est d’autant plus le cas pour le live, que je travaille pour que chaque fréquence de la musique fasse remuer un endroit du corps spécifique : les basses le bas du corps, les médiums le cœur, celles un peu plus hautes la gorge. Et les très hautes vont venir foutre le bordel dans le cerveau. L'idée c'est que l’organisme a besoin d’être purgé pour pouvoir accueillir des fréquences qui vont lui faire du bien. Ma genèse personnelle fait également qu’il y a beaucoup de choses pas roses qui doivent ressortir en musique. C’est une matière sombre qui est toujours en moi et que je dois exorciser, même si j’essaie d’aller vers la lumière.
Tu produis principalement ta musique en digital. S’agit-il d’une limitation matérielle ou d’un choix esthétique ?
Le digital permet de moduler le son de manière beaucoup plus précise, comme s’il s’agissait d’une matière. Quand je fais de la musique, les machines sont comme une prolongation de mes cellules, je leur faits accomplir exactement ce que je veux. Il y a aussi autre chose : je pense que le monde virtuel simule les autres dimensions. Ce sont des niveaux de réalité qui ne sont pas matériels. L’intégration progressive que nous faisons du digital entraîne à mon sens un véritable éveil des consciences. Et je pense que les artistes peuvent alors jouer le rôle de catalyseurs. Pour moi, le rôle de la musique, c’est de conjurer la propagande et l’hypnose permanente des médias.
Dans une interview pour Fact TV, tu te définis comme une "situationniste cosmique"...
Guy Debord est une grande influence pour moi, j’utilise beaucoup le procédé du détournement dans mon travail. L’idée, c’est de contaminer les signalétiques de la culture pop à la source même. De faire entrer en collisions les mantras séducteurs et scintillants de la publicité avec les mantras ancestraux.
Tu as baptisé un de tes anciens morceaux “Kim and the Wheel of Life”, en référence à la star de la téléréalité Kim Kardashian. Quel est le sens du morceau ?
Je voulais mettre en balance dans une formule condensée Kim Kardashian et la roue du Dharma bouddhiste, symbole d’éternité. Dans l’imaginaire collectif contemporain, Kim est éternelle. Elle représente l’image lisse et figée du selfie, et les selfies ne meurent jamais. Mais l’ironie de tout cela, c’est qu’elle va vieillir. Que son corps va tomber de l’écran et se flétrir. Elle incarne idéalement l’idole prête-à-jeter de la société du spectacle. Je suis en colère contre cette société où règne la matérialité. On nous dit : consommez autant que vous pouvez, parce qu'après, vous allez mourir.
Pourquoi avoir choisi d’incorporer ta voix à tes morceaux, alors que, dans le champs de la musique synthétique, celle-ci est souvent considérée comme la dernière trace d’incarnation et donc, d’une certaine manière, d’ego ?
Il me semble que c’est le cas uniquement quand la voix est contrainte, quand il s’agit d’une performance technique spectaculaire comme dans la musique classique. Quand j’étais jeune j’ai appris de façon amateur les techniques de l’opéra, mais je trouve que le bel canto ne te connecte pas avec le savoir. Depuis, j’ai cassé ma voix au possible. J’ai crié, j’ai appris à imiter la baleine. Je me suis entraînée aux chants gutturaux toute seule, en regardant des vidéos sur Youtube. Je chante des quarts de tons et des demi tons, comme dans l’échelle harmonique indienne. Ravi Shankar disait que dans les musiques de cette région, il n’y a pas d’harmonie qui puisse te faire sentir pleinement satisfait car les fréquences ne sont jamais fermées. Tu es obligé de t’abandonner à la transe. Chanter ainsi, c’est oublier son ego.
Tu n’hésites pas à modifier ta voix, à la pitcher et à la vocoder pour lui donner un côté robotique ou alien...
Je ne considère pas ma voix comme sacrée, il s’agit d’un instrument pour moi. J’aime expérimenter avec, la triturer dans tous les sens. Et puis je trouve intéressant le contraste entre chants ancestraux et post-production hi-fi.
En post-production, tu cultives en effet un son haute définition alors que le grain lo-fi semble ces derniers temps être devenu la norme en matière de house. Pourquoi ?
Je pense que c’est parce que je ne veux pas seulement faire de la musique rituelle, je veux faire de la musique rituelle contemporaine. Je ne dis pas que la société va bien, mais je ne suis pas du tout nostalgique. Je suis même optimiste pour l’avenir. On observe un réveil politique ainsi qu’une sensibilisation sur la question écologique. Les scènes underground, qui portent en elles des alternatives, sont en pleine effervescence partout, de Mexico à Paris. En France, on voit apparaître de nouvelles initiatives qui font bouger les lignes. Il y a des musiciens qui font des choses très intéressantes tels que Nunu, Détente ou encore My Sword.
Le milieu des musiques aventureuses est assez homogène socialement : il s'agit généralement de bourgeois...
C’est indéniable. Mais ces jeunes-là, ce n’est plus non plus la gauche caviar. En Suisse, ma génération est la première à ne pas avoir pu prétendre aux mêmes rêves que ses parents : acheter une belle maison, avoir une piscine et un chien. La crise nous a conduit à réinjecter nos espoirs dans quelque chose de moins matérialiste. Alors oui, la révolution va sans doute passer en partie par cette classe sociale qui a eu des rêves de villa cossue. Mais pas seulement. Le désir de changement est palpable partout. De plus, le combat politique ne s’arrête pas à la pratique spirituelle mais doit aussi et surtout passer par des luttes sociales.
Conscious Cunt, Of Matter And Spirit et Of Matter and Spirit Remixes sont disponibles via le Bandcamp d'Aïsha Devi.
Crédit photo : Emile Barret
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