Des soirées "Mort Aux Jeunes" puis "House of Moda" à ses chroniques de soirées chez Tsugi ou son travail avec I'm A Cliché, Crame a occupé depuis un petit paquet d'années une place de choix dans la cartographie de la nuit parisienne. Slasher avant même que le mot existe, le trentenaire est aujourd'hui à la tête d'une des fêtes les plus inventives et revigorantes de la capitale, à l'imagination débordante. Une créativité qui vient sans doute d'une tête bien remplie et d'idées claires qu'il nous a exposées calmement en terrasse à Belleville, un peu surpris qu'on s'intéresse à lui et surtout qu'on lui parle si peu de musique.

 - (c) Valentin Fabre
(c) Valentin Fabre

Tu peux me raconter d'où tu viens et retracer ton parcours ?

Crame : Quand j'étais ado et jeune adulte, je ne m'intéressais pas au clubbing. Au début des années 2000, j'avais une bande d'amis qui sortait au Pulp. C'est ça qui était cool à ce moment là. Il y a des époques où ce qui est cool c'est de monter des groupes mais nous on ne savait pas jouer de guitare donc on a décidé de monter des soirées. On s'est donné un nom "Mort aux jeunes" et on a trouvé un bar pour nous accueillir. Il n'y avait pas de DJ et c'est comme ça que j'ai commencé à me forcer à écouter de la musique électronique et que j'y ai pris goût. J'avais un boulot sérieux à côté mais la partie clubbing a pris le dessus. C'est devenu à la fois plus fun et plus sérieux. En 2011, j'ai abandonné la partie chiante. Depuis c'est mon job, DJ et organisateur de soirée. Je te parle comme à un entretien d'embauche dis donc...


Quand c'est devenu ton boulot, tu n'as pas eu peur de la transition ? Que ça devienne moins marrant justement parce que c'était un boulot ?

J'ai eu peur de l'avenir surtout, de la retraite, pour mon équilibre financier. Mais c'est pas devenu du tout ennuyeux. Je ne travaille pas dans une ambiance de jeu social du travail et de hiérarchie que je n'aime pas du tout. C'est juste un enchaînement d'échéances. Les fêtes s'enchaînent et il faut qu'elles soient bien. Une fois la fête finie on balaye tout et on pense ensuite à la prochaine. Il ne s'agit pas de laisser une empreinte ou de révolutionner quoi que ce soit. On fait des soirées et pas plus que ça.


En tant qu'organisateur, que "Crame", tu es toi même ou tu te construis un personnage ?

Je construis totalement un personnage.


Pour te protéger ?

Non pas du tout. Ca fait partie de la culture Internet. Une grand partie de ma vie sociale commence sur Internet. Comme tout le monde, je ne suis pas pareil quand je parle sur Facebook et quand je discute avec mes parents. C'est né à l'époque de Myspace cette construction du personnage "Crame". Mais ce n'était pas calculé c'était juste fun. Et depuis qu'on fait des soirées où on incite les gens à se déguiser, se créer un personnage, donc forcément je joue le jeu. Tout ça devient une expérimentation sur soi, une façon de se réinventer, et de jouer sur les codes sociaux, masculins-féminins etc...


Le club devient un espace où on peut mettre la réalité sur pause donc ?

J'aime bien voir le club comme un théâtre où se joue une comédie qui dure de minuit à six heures. Avec "House of Moda", on met en scène tout ça. Chaque clubber s'invente un personnage pour la nuit. C'est le plus évident pour les drag queens qui viennent aux soirées car ce sont des garçons qui passent trois heures à se maquiller pour devenir fille. Là le basculement entre l'identité terne du jour et celle flamboyante et odieuse de la nuit est criante. Mais on aime à ce que ça se passe à tous les niveaux et pour tout le monde. Après la nuit je travaille, donc s'il faut compter la caisse, je ne suis pas un personnage qui compte la caisse.

Crame - (c) Sébastien Dolidon
Crame (c) Sébastien Dolidon

À Paris, la fête est globalement sérieuse et prend des allures gigantesques ces derniers temps. Vous défendez une fête à échelle plus humaine ?

Je constate qu'on est à contre courant. C'est malgré nous. A Paris, il n'y a plus cette culture du look. Ce qu'on fait n'est pas du tout à la mode. Si on pouvait faire des fêtes gigantesques dans des hangars avec 5000 personnes déguisées ce serait génial, mais ce n'est pas le cas...On n'est pas individualiste, on aime surjouer l'individu. Ce que la nuit parisienne actuelle a tiré de la culture rave c'est un côté très neutre...


Le facteur lieu joue donc un rôle quand vous faites des soirées. Qu'en est-il dans un lieu institutionnel comme la Gaité Lyrique qui vous accueille ce soir ?

Ce n'est pas pareil c'est sûr. À la Java il y a beaucoup de lâcher prise. La Gaité Lyrique c'est autre chose. Ce qui nous plaît c'est que c'est très beau, il y a de l'espace, de la lumière, une scène. Pour la musique c'est mieux, le son est super et c'est une partie très importante des soirées. Après on réfléchit à mettre en scène cet espace un peu froid et en tirer parti. C'est le cas avec la soirée "House of Moda Airlines". A l'extérieur du cube, ce sera la salle d'embarquement et dans la salle, on sera dans l'avion.


Et justement ces idées de thèmes, par quoi sont-elles inspirées ?

Plus ça va plus on se dirige vers des choses universelles. Les gens se déguisent et font la fête depuis la nuit des temps. La référence du nom "House of Moda" était très précise, c'était la culture voguing, ballroom...En fait on s'est rendu compte que ce qu'on faisait était beaucoup plus large que ça. Moi je fonctionne plutôt par rapport au cinéma. Il faut que le thème de la soirée ressemble à un titre de film et que je puisse visualiser les personnages. Renaud mon camarade réfléchit plus par rapport à la mode, les costumes. On a une vision assez cartoon de nos soirées, induites par les artworks de notre graphiste. Le côté "ma sorcière animée", on a envie que ce soit rigolo.

House of Moda - (c) Fanny Challier
House of Moda (c) Fanny Challier

Quand je t'entends parler, je trouve que tu as un petit côté syndrome de Peter Pan...
C'est exactement ça. C'est ouvrir le coffre à déguisements, fouiller dans le placard de sa mère et faire une boum.


On doit forcément vous rapprocher du Studio 54 et du fameux Palace non ?

Ca nous fait un peu rêver ces références mais pas tant que ça... Mais il y a beaucoup d'éléments retro dans ce qu'on fait, la musique qu'on passe notamment. On essaie de sortir de ce qui est trop attendu. Il y a forcément beaucoup de gens gays qui viennent à nos soirées mais on n'est pas pour autant une soirée disco par exemple. Parfois on fait venir des DJs techno à la Java et on le fait parce qu'on a en envie et ça fonctionne. Personnellement, je n'ai jamais été associé à une chapelle musicale. Ca me donne l'impression que je pourrais mixer jusqu'à 65 ans...


Quel est ton modèle économique ? Tu parlais de la peur de la retraite et on parle souvent de la difficulté de vivre du milieu artistique dans une ville comme Paris...

On vend des services à des gens qui les paient. Je n'ai pas une position d'artiste qui lutte pour l'intermittence. Je suis plus dans la prestation de service. J'ai une marque et je la vends. C'est bizarre de le dire comme ça mais je ne vais pas prétendre être un artiste underground qui crève la dalle. Les gens viennent à nos soirées pour s'amuser, ils paient pour ça et j'en tire les bénéfices. Quand les gens vont lire ça, ça va paraître catastrophique (rires)...


Après la théorie la pratique : Crame nous a fait parvenir une playlist à écouter en accompagnement de la House Of Moda Airlines qui a eu lieu vendredi à la Gaité Lyrique.

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Derrick Carter