Assez curieusement, peu d’articles ont osé célébrer cette année le premier album d’MGMT (sorti il y a pourtant dix ans tout pile). Mais en y réfléchissant : qui voudrait se fader une seconde fois cette infernale esthétique fluo, ces synthés dégoulinants à l’overdose ou ces paroles plus connes que le slogan d’une campagne Diesel (« This is our decision : to live fast and die young / We've got the vision, now let's have some fun ») ? Ni vous, ni moi, évidemment.
S’épanouir à l’ombre de Manhattan
Souvenons-nous, au carrefour des années 90 et 2000, c’était Manhattan qui faisait rêver tous les wannabe rockeurs du monde occidental. Tout près de l’actuel vestige des tours jumelles s’ébrouaient alors The Strokes, Interpol, Yeah Yeah Yeahs… Une scène « revival » servie par quelques belles gueules et qui a rapidement dépassé les frontières de NYC pour aller squatter les charts de la planète entière. Bref, vous connaissez l’histoire : des problèmes d’égos, d’excès et de maisons de disque un peu trop directives rendront tout ce petit monde inaudible et Manhattan redeviendra bien vite l’affaire exclusive des yuppies. Mais comme rien ne meurt jamais vraiment, surtout dans une ville au rythme aussi chaotique que New-York, c’est de l’autre côté de l’East River qu’il fallait en fait chercher l’excitation et de vraies histoires à raconter.
Amateurisme appliqué
Loin de l’image poisseuse ou arty qui colle à New-York, c’est un fan du Grateful Dead, The Byrds et de mélodies ensoleillées qui le premier y développe son label. Ça se passe quelque part entre 2005 et 2006. Jeremy Earl alterne alors entre Meneguar, une formation teenage-rock, et son projet indie-folk plus personnel : Woods. Plutôt que de sa casser le cul à chercher un distributeur, Jérémy fonde sa propre structure Woodsist. Et comme Earl est un type visiblement sympa avec plein de potes musiciens, il sort aussi au compte-goutte les disques de ses potes fauchés. Ceux notamment de Pocahaunted, Vivian Girls, Crystal Stilts, Real Estate ou Sun Araw.
« Vers 2006, j’ai compris qu’il se passait quelque chose à Brooklyn. Il y avait beaucoup de bons groupes que j’avais envie de faire connaître. C’est aussi simple que de recevoir un disque, l’aimer, y ressentir une émotion et une histoire particulières, et avoir envie d’aider le projet – je ne vais pas chercher plus loin » expliquait-il au magazine Magic en 2014. Très vite une identité s’en dégage, une pop vaguement psychédélique, aux enregistrements et pochettes souvent bricolés, comme si tout n’était que l’affaire d’un fait maison assumé, de cassettes audio, et d’une absence d’ambition commerciale. Que du beau geste au service d’une micro-scène. Une idée que Jeremy confirme lui-même : « Dès le début, j’ai souhaité que l’aventure soit à la fois humaine et artistique. Un bon label doit s’impliquer auprès de ses artistes ; discuter, les accompagner, être un guide et un ami avant même de penser au nombre d’exemplaires qu’il pourra vendre ».
Cette structuration presque familiale, touchantes dans ses tâtonnements et approximation, inspire d’autres têtes bien faites voyant là un exemple à suivre. Elevé dans le Colorado, mais plus attiré par la filmo de Lynch, le punk et le gothique, que les virées fusil à la main dans les Rocheuses, Caleb Braaten fonde Sacred Bones en 2007. Sa première sortie est un 7" produit par ses potes de The Hunt, dans la même inspiration do it yourself qui vise à l’entraide. L’esthétique du label est d’emblée posée : sombre, soignée, à mi-chemin entre rock et musique expérimentale.
Si le modèle Woodsist fait des émules, c’est une autre famille de freaks plus énigmatique qui se constitue autour de Sacred Bones. Après The Hunt, suivront Moon Duo, Zola Jesus, Amen Dunes, Cult Of Youth, pour n’en citer que quelques-uns… Et en bon fan d’épouvante (il travaillait avant dans le merchandising de films d’horreur), Caleb soigne l’atmosphère de ses disques jusque sur leurs pochettes. Le graphisme de tous les artworks est confié au jeune designer David Corell qui imprime rapidement le logo du label – une pyramide cerclée d’un serpent se mordant la queue – dans toutes les têtes avides d’underground étrange.
Récemment, Caleb pointait pour le webzine clrvynt.com l’importance que la démocratisation des outils de production musicaux ont joué à ce moment précis pour toute cette scène : « c’était l’explosion du home recording avec cette possibilité nouvelle de sortir une poignée de morceau depuis son ordinateur. Cela a joué un grand rôle dans le développement de notre scène ». Et n’oublie pas non plus de souligner l’effervescence propre à Brooklyn à cette époque : « Il y avait entre 2006 et 2009 un véritable mouvement DIY. C’était les années Todd P, des années très cools. »
De l’importance d’une identité
Troisième et dernier label d’importance à avoir émergé à cette période dorée (en 2008), Captured Tracks appuie s’il en était encore besoin l’idée d’un réseau poreux où tout le monde se connait de près. Son fondateur Mike Sniper a joué dans Black Dice dont certains disques ont été distribués par Woodsist et Sacred Bones. Et lui-même va, parmi ses premières sorties, publier un 7" de Woods. Mais c’est finalement un autre son qui va caractériser Captured Tracks. Une pop ligne claire inspirée des groupes anglais et néo-zélandais 80’s (en atteste d’ailleurs ses rééditions de tout le catalogue Flying Nun, de The Wake ou des Stockholm Monsters). Beach Fossils, Wild Nothing et Craft Spells deviennent bien vite des incontournables du label. « C’était un vrai tournant car d’un seul coup on ne vendait plus trois ou quatre mille albums mais 20 000 ! » s’emballe encore Mike Sniper. « Je ne dirais jamais qu’on est Factory, Creation ou 4AD, mais grâce à ces artistes on a un type de son assez facile à reconnaître. »
Et voilà justement un autre point très important, en plus des notions d’entraide et de débrouille évoquées plus haut. Au moment où des labels historiques tels que 4AD ou Sub Pop se sont ouverts à de nouveaux registres comme le rap ou l’electronica, nos valeureux vainqueurs de Brooklyn affichent crânement une ligne directrice que rien ne semble en mesure d’ébranler, pas même le succès commercial.
Hype mondiale et baguettes dans le cul
Parce que de succès, vous vous en doutez un peu, il finit par en être forcément question. En 2012, Mac Demarco, aka le coussin-péteur humain, publie coup sur coup ses deux premiers albums chez Captured Tracks. Des disques pop honnêtes qui rencontrent leur menu succès hors du cercle des initiés et qui finissent carrément par s’incruster dans la culture pop au sens large en 2014 avec « Salad Days » (50 000 exemplaires vendus rien qu’aux États-Unis, quand même). Parce que oui, en dehors de publier les disques d’un microcosme, Sacred Bones, Woodsist et Captured Tracks, se sont très rapidement ouverts à des groupes et un public venus d’ailleurs.
En rééditant notamment la bande originale d’Eraserhead du gourou Lynch ou en s’offrant un autre réal culte dans son catalogue, Sacred Bones est aussi devenu une marque capable de très bien s’exporter. D’autant que ses artistes « maison » rencontrent aussi un public de plus en plus large avec Zola Jesus ou Jenny Hval... Idem pour Woodsist, dans une mesure certes plus réduite, mais qui tout comme Woods ou ses protégés (on pense là au gentil Kevin Morby) a su aussi imprimer hors de ses bases.
Ces labels sont désormais des marques capables de fédérer sur leur seul nom. La preuve à travers notamment ses événements (le festival « 5 years » de Captured Tracks en 2012, le Woodsist festival organisé chaque année dans la région du Big Sur en Californie). Et pour les groupes indies et même au-delà, il est clairement devenu un fantasme de signer chez eux.
Tant qu’on y est, avouons qu’on reproche principalement à Captured Tracks d’incarner une vision alternative bon teint. Vous savez, celle à l’odeur de frappuccino et des vignettes Polaroïd. Une vision débarrassée de toute aspérité ou forme d’engagement sur quoi que ce soit, où la reverb à gogo et les petites romances brisées servent de seul carburant. Une impasse qu’il n’est pas le seul à connaître aujourd’hui mais qui forcément nous serre un peu le cœur. Il faut bien se l'avouer: il manque un peu de rage dans cette petite entreprise.
« Toujours un bon plan de rester »
Point « que sont-ils devenus ? » : aujourd’hui Captured Tracks emploie une dizaine de salariés dans ses bureaux de Bushwick, même chose à peu près pour Sacred Bones du côté de Greenpoint. Pour Woodsist, il s’agit toujours d’un projet solo puisque Jeremy Earl continue de tenir seul la barre après un départ de New-York pour Warwick (à une heure de bagnole de NYC) aux alentours de 2010. Mais la relation entre ces trois labels est toujours aussi évidente comme le prouve cette année le passage de The Soft Moon de Captured Tracks vers Sacred Bones. Un choix d’ailleurs plutôt logique au regard du pedigree cold-wave du projet.
Quant à Brooklyn, en dix ans ses loyers ont complètement explosé et nombre de ses lieux alternatifs ont fermé (comme Death By Audio ou 285 Kent dont on vous parlait tout à l’heure). Oui, on sait, on appelle ça la gentrification et ça n’est pas vraiment nouveau comme processus. Mike Sniper analysait déjà cet état de fait en 2016 : « Il reste encore pas mal de salles à Brooklyn mais il y a beaucoup moins de lieux pour jouer. Quelques scènes alternatives se développent dans le Bronx et dans le Queens et j’ai l’impression que la jeunesse new-yorkaise attend beaucoup de ces endroits […] Ici les loyers des locaux commerciaux sont toujours assez bas par rapport aux prix pratiqués à Manhattan. Pour nous, c’est encore un bon plan de rester. »
Voilà pourquoi même si Brooklyn a pris des atours grotesques, il reste quelque chose de vivant de ces années un peu folles. On vous parle d’une courte période où, malgré la chute des ventes de disques, quelques groupes et labels sont parvenus à s’imposer et durer. On peut parler d’un vrai réseau, pas vraiment dans les marges, mais à l’abri des excès et de la facilité. Et franchement, c’est déjà ça de pris. Reste à savoir si New-York sera encore capable de faire émerger quelque chose de semblable dans les années à venir malgré une problématique de logement – propre à la plupart des grandes métropoles – qui tend à complexifier cette possibilité.