Demandez à n'importe quel trentenaire-quarantenaire indie râleur et mélomane élevé entre le mail-order New Rose et les Inrocks canal historique, quel groupe récent l'a sorti de la torpeur acrimonieuse dans laquelle il trempe depuis sa grande tante s'est mise à écouter Bill Callahan sur les conseils de Télérama, et il y a de grandes chances que le nom de Lower Dens perle dans l'écume des noms de groupes livrés en pâture par le Râleur en question. Le Râleur râle souvent, un peu trop même et le Jeune Con a toutes les bonnes raisons du monde de le traiter de Vieux Con, mais il se trouve qu'il a une vraie crise de la création dans les pattes et qu'en conséquence, il a souvent raison. Pour une fois qu'il s'enthousiasme (même à mi-mots) pour un nouveau groupe, qu'il ébauche un "pas mal" du bouts des lèvres et qu'il bouge son cul jusqu'au disquaire du coin (tenu par un autre trentenaire - quarantenaire indie mélomane un peu moins râleur que lui), on a eu envie de regarder au-dessus de son épaule.
Ce qu'il a trouvé dans les deux albums de Lower Dens, c'est effectivement bien plus qu'un échappatoire à la culpabilité d'être tombé dans Beach House ou Sufjan Stevens deux semaines seulement avant sa grande tante (et Télérama): un vrai, gros projet esthétique charnu tenu à bout de bras par un conglomérat de gens si classes qu'on sait immédiatement qu'on pourrait s'en faire une bande d'amis, en même temps que le prolongement d'une tradition éthique et artistique qu'on désespérait d'entendre éclose de manière aussi pleine et radieuse dans un disque des années 2010. Celle du rock tendu à l'os plutôt que par les muscles, mal joué - mal accordé pour le danger, qui donne des ailes et fait se sentir différents tous ceux qui ne supportent pas que les chansons qu'ils écoutent le soir les rattachent à plus de 3 personnes à 200 miles à la ronde; celle qu'on appelait autrefois, avant Internet, en bombant nos torses chétifs et emmaillotés dans des t-shirts K Records, le rock indépendant.
Au milieu de l'océan d'executive boys & girls, tous végétaliens mais capables de transformer les pépites d'or pur d'un Daniel Johnston en bluettes college rock pour la télévision, Lower Dens détonne. Jusque dans son nom dans lequel résonne, quoi que quiconque en dise, la dernière vraie défiance esthétique de la pop (le sacrosaint lo-fi), le quintet a même les airs d'un bastion, d'un dernier front de cette forme si magnifiquement ténue parce que légèrement inopérante de l'indie pop qui se pique de retourner comme un gant l'emphase lyrique des pires lieutenants du camp adverse en asséchant par le bruit blanc tout ce qui la rendrait trop riche et trop embarrassante.
Au creux des reins de ce groupe fabriqué à partir de bouts d'autres groupes tous adultes et consentants, il y a la Weird Texane (et fière de l'être) Jana Hunter, d'ores et déjà vétérante du tout puissant Royaume d'après Pitchfork puisqu'on l'a déjà croisée en freak star flamboyante à la tête de Matty & Mossy, en songwriteuse intense de la scène antifolk aux côtés de Devendra Banhart ou en sidekick précieuse au sein de Castanets, Phosphorescent, et, euh, Metallic Falcons/CocoRosie.
Voyageuse, Hunter a donc traversé plusieurs cénacles adoubés par les trend makers et habité dans la plupart des grandes villes emblématiques de l'indie US (Houston, New York, Baltimore) mais en est ressortie armurée en noir, une idée fixe dans le tote bag: créer en toute sérénité et en toute indépendance, au-delà de "la hype qui rend la musique inécoutable". On est d'accord qu'on a déjà fait plus singulier comme lettre d'intention, mais il se trouve que l'univers sec, noir et luminescent de concert qu'elle s'est bâtie avec ses quatre gaillards nous ramène simultanément à quelques incunables increvables - dont Joy Division - et à une singularité qui interpelle doucement, sûrement, brusquement. Il semblerait que la belle voix de Hunter, réglée étrangement sans jamais verser dans l'androgyne fastoche, ne soit pas pour rien dans cette impression vaporeuse d'avoir l'impression d'avoir face à soi un groupe un peu important du temps.
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