Ce matin-là, quand on émerge du métro à Pont de l'Alma où a lieu notre interview, la Tour Eiffel est perdue dans la brume. Pas de quoi s'inquiéter, c'est un autre monument qu'on est venu voir : Jean-Michel Jarre, l'homme qui a fait passer la musique électronique des studios austères de la Maison de la Radio aux concerts géants sur les Champs Elysées et la Grande Muraille de Chine.
C'est le paradoxe Jarre, dont on fête ces jours-ci les 50 années d’activités avec un coffret rétrospectif, logiquement intitulé Planet Jarre : 50 Years of Music. Tout le prédestinait à une carrière de chercheur ou de compositeur “orthodoxe”. Initié au jazz dès l’enfance, il suit une formation de musicien classique et intègre en 1968 le très sérieux Groupe de recherches musicales (aujourd'hui rattaché à l'Institut National de l'Audiovisuel au sein de l'Ina GRM) piloté par Pierre Schaeffer. Il y côtoie les pontes de la musique électroacoustique Pierre Henry, François Bayle ou Bernard Parmegiani, croise la route du pionnier de la musique aléatoire Karlheinz Stockhausen, et se forme aux nouvelles techniques de production et de composition théorisées par l’avant-garde de la fin des années 60. Mais, après ses années de formation, Jarre change radicalement de direction et se fixe un objectif : devenir l’ambassadeur planétaire de la musique électronique, quitte à laisser de côté la radicalité expérimentale de ses premières pièces.
Mission réussie haut la main dès 1976. Cette année-là, son troisième album Oxygène s’écoule à 18 millions d’exemplaires à travers le monde (très loin des 147 exemplaires vendus de son deuxième 45 tours, La Cage / Erosmachine) et familiarise le grand public avec la musique qui se joue avec des synthétiseurs et des boîtes à rythmes.
50 ans plus tard il n'a pas dévié d'un iota de sa ligne de départ, comme en témoigne son record du monde du plus grand concert jamais donné, décroché à Moscou en 1997 devant plus de 3 millions de personnes. Pas rassasié, le compositeur s’est fixé une nouvelle mission : réconcilier toutes les chapelles des musiques électroniques, des chercheurs du GRM aux DJ’s techno, en passant par les franc-tireurs expérimentaux héritiers de Terry Riley ou de Laurie Anderson.
Ce grand rassemblement, c’est la visée du festival Inasound, dont il est le parrain. L'événement, organisé par l’INA, fera converger (entre autres) les rappeurs de La Caution, les clubbers à tête chercheuse Panteros666 et Inès Alpha, le tonton de la techno tricolore Laurent Garnier, l’étoile montante de la club music Simo Cell et l'ex-moitié de Air JB Dunckel, les 8 et 9 décembre prochain au Palais Brongniart.
Ce gris matin de novembre, rendez vous était donc pris avec Jean-Michel Jarre et Bertrand Maire, orchestrateur de l'Inasound, pour en savoir plus sur leurs ambitions et retracer en une demi heure d'entretien 50 années d'histoire de la musique électronique, de Pierre Schaeffer à Jeff Mills.
Jean-Michel, vous êtes le parrain de cette première édition de l'Inasound. Pourquoi avoir accepté de tenir ce rôle et quelles sont les visées du festival ?
Jean-Michel Jarre : Je suis un enfant du Groupe de recherches musicales, un enfant spirituel de Pierre Schaeffer, qui a été mon maître et mon mentor. Aujourd'hui, être le parrain de l'Inasound et le président d'honneur de l'Ina GRM, c'est un honneur et une responsabilité envers l'héritage de Pierre Schaeffer. J'estime que son travail est à la source de toute la musique électronique. Le festival Inasound c’est la célébration de cette légitimité. Il est temps aujourd’hui de rappeler aux jeunes générations de l'électro que tout est parti d’ici. Ce n’est pas parti de Detroit, de Chicago ou de je ne sais où, avec tout le respect et la tendresse que j’ai pour Jeff Mills et tous les autres.
C’est au GRM qu’ont été jetées les bases, l’idée que la musique n’est pas seulement faite de notes basées sur le solfège, qu'elle peut aussi se baser sur le son. Et qu’on peut sortir de son studio, enregistrer les sons de la rue et en faire de la musique. Ca a été un des grands apports de Pierre Schaeffer : affirmer que l'on peut extraire des diamants bruts du maelstrom de bruits et de sons du monde. C'est pourquoi il est capital de faire en sorte que de jeunes artistes puissent être en contact avec l’Ina GRM, notamment sur le plan de la création. Inasound veut être un festival qui célèbre toutes les les cultures électroniques. Ce que j’ai déjà entendu plein de fois, mais au fond beaucoup de festivals s’autoproclament “festivals des cultures électroniques” sans en avoir la légitimité. Dans le cas de l'Inasound, il y a une vraie légitimité, il y a une histoire, il y a un héritage. Et il y a un futur.
JMJ : C’est le premier festival qui ne crée aucune hiérarchie dans les secteurs de la culture électronique. Longtemps, il y a eu une musique électronique qui était attachée au dancefloor, et de l’autre côté des gens assez isolés, comme le GRM, qui faisaient de la recherche. Et tout ça ne se parlait pas, il y avait une certaine ignorance, voire une certaine condescendance, réciproque dans certains cas. Tout ça c’est fini avec l’Inasound, où tout le monde peut cohabiter, en conservant son identité.
J'aimerais revenir en arrière, en 1968, longtemps avant que ces questions ne se posent. Vous avez 20 ans, une formation classique, vous jouez de la guitare dans un groupe de rock, et pourtant vous vous tournez vers les musiques électroniques, encore balbutiantes à ce moment-là.
JMJ : Effectivement, j'ai une formation classique et j’ai joué dans pas mal de groupes. Mais parallèlement à tout ça, j’avais déjà l’habitude de trafiquer les sons. Mon grand-père, qui était inventeur (André Jarre, co-inventeur de la première table de mixage pour la radio française ndr), m’a donné un petit magnétophone allemand, un Grunding, et je m’amusais à enregistrer des petits trucs, des sons de la rue, sans savoir que plus tard je m’en servirai pour faire de la musique. Et puis un jour j’ai passé la bande à l’envers, et j’ai eu l’impression que des aliens me parlaient.
A partir de là, j’ai commencé à trafiquer les sons de guitare, les sons d’orgues, tout ce qui me passait sous la main. En me voyant faire tout ça, le batteur de mon groupe, dont le père travaillait à Radio France, m’a dit que là-bas un groupe expérimentait sur le son et les bandes magnétiques. Ce groupe, c'était le Groupe de recherches musicales de Pierre Schaeffer. Je suis donc allé les voir, j’ai passé leur concours, et je les ai rejoints. On était en 1968, on avait envie et soif de révolte, c’était une manière de se rebeller à la fois contre l’establishment de la musique classique et l’establishment du rock, qui existait déjà. C’est marrant de voir qu’à chaque mouvement naissant il y a une condescendance totale de la part du mouvement précédent. Quand le jazz émerge les gens de la musique classique disent que ce n’est pas de la musique, quand le rock émerge, les gens du jazz disent que ce n’est pas de la musique, quand l'électro arrive, les gens du rock disent que ce n’est pas de la musique, sur le thème “qu’est ce que c’est que ces trucs avec des boutons, la musique ça se fait avec une guitare, une basse et une batterie, ça se fait pas avec ces espèces de machines, ces standards téléphoniques”. Il y a toujours cette espèce de condescendance envers les mouvements émergents.
Très vite, je me suis rendu compte que cette musique allait devenir la musique la plus importante du siècle suivant. Cette liberté, cette démarche très sensuelle de pétrir les sons est à l’opposé de l’idée préconçue selon laquelle la musique électronique serait froide et robotique. Dès le début de ma carrière, j’avais envie de créer ce pont entre la rue et le laboratoire, entre la pop et l’expérimentation. Ce qui est, aussi, le rôle de l'Inasound.
Vous parliez de votre départ du Groupe de recherches musicales. Quel regard portait Pierre Schaeffer sur votre carrière post-GRM, sur votre volonté de dresser une passerelle entre la musique électronique et le grand public ? Est-ce qu'il vous considérait toujours comme un hériter ou comme...
JMJ : ... comme un traître ? Ecoutez, c'est Pierre Schaeffer lui-même qui m'a conseillé de quitter le groupe, en me disant que j'avais appris ce que j'avais à apprendre au GRM, et que ma voie était ailleurs. Vers ce que j'avais envie de faire, vers un public différent, vers ce qu'on pourrait appeler la pop culture. C’est ça qui m’intéressait, avec tout le respect que j’ai toujours gardé pour les gens du GRM. Eux se sont toujours positionnés comme des chercheurs, comme des gens qui font de la recherche expérimentale sur le son. Je me sens proche des gens plus autodidactes, qui expérimentent et parfois arrivent à des résultats très pertinents sur le plan de l'innovation.
Un peu comme vous avec le magnétophone de votre grand-père.
JMJ : Oui, tout à fait. La raison pour laquelle je suis parti du GRM à l'époque, c’est que j’entendais les pièces que nous produisions et que parallèlement j’entendais des gens comme Soft Machine ou Pink Floyd. La musique qu'ils produisaient de manière intuitive, ou pop, était tout aussi pertinentes - sinon plus - que ce que proposait le GRM. Je me sens de cette famille, dont font aussi partie des gens comme Brian Eno, AIR, Massive Attack, Moby, Laurie Anderson... Je pourrais en citer des dizaines. Dans ma conception des musiques électroniques il n’y a pas de hiérarchie, seulement des genres différents qui peuvent exister et s’interpénétrer, de la musique expérimentale jusqu'aux morceaux en 4/4 taillées pour les dancefloors.
Une absence de hiérarchie entre les différentes facettes des musiques électroniques qu'on retrouve dans la programmation de l'Inasound.
BM : Oui, la programmation est triple. On traite le deejaying, dans un club permanent, dont une partie de la programmation est assurée par Rinse et Trax. C'est un club diurne, parce qu’on peut aussi écouter de la musique électronique la journée, notamment si on veut toucher un public qui a d’autres horaires…
JMJ : … et pour tous ceux qui pensent que le deejaying doit être nocturne, il fait toujours nuit quelque part sur la planète.
BM : Dans la Grande Nef il y a certains des artistes phares de la nouvelle scène électronique, comme Kiddy Smile, Clozee, Panteros666, mais aussi des gens comme le patron de Ninja Tune Coldcut ou le producteur anglais Erol Alkan, une performance exclusive de JB Dunckel... Le troisième niveau c’est le grand salon du Palais Brongniart, où l’on invite des artistes comme Molecule, NSDOS ou Plaid, et certains artistes du GRM. Ces trois niveaux servent à réunir les acteurs de la musique électronique, dans toute sa diversité.
Jean-Michel, vous parliez de danser toute la journée ce qui m'amène à ma prochaine question : vous avez déjà été en rave party ?
JMJ : Je m’y suis beaucoup intéressé au début, puisque finalement tous mes premiers concerts en extérieur n’ont eu lieu qu’une seule fois, ce que je fais d’ailleurs toujours, notamment très récemment en Arabie Saoudite. Un concert qui n’a lieu qu’une seule fois, qui pirate un lieu, et on disparaît le matin, c’est exactement le principe de la rave. Donc d’une certaine manière, mes premiers concerts sont les premières raves parties. A ciel ouvert, avec des gens qui ne viennent qu’une fois, qui ne se connaissent pas, ne savent pas qu’ils vont se rencontrer et on disparaît le matin, et ça n’existe plus. Mes concerts sont les grands frères de ce que sont devenus les raves un peu plus tard.
Le but de l'Inasound c'est de rassembler tous les publics autour de la musique électronique. A votre avis, comment est-ce que je pourrais convaincre ma mère de venir ?
BM : Dites lui qu'elle pourra découvrir toute la noblesse de ces musiques, et changer sa vision, ou la découvrir. On peut prendre la musique électronique comme une page blanche, et venir la découvrir sans aucun a priori à Inasound. Normalement tout un chacun trouvera une réponse à sa sensibilité sonore. C’est pour ça qu'il y a trois lieux, qu'il y a un espace dédié aux enfants, un espace où on peut aller boire un coup ou manger un hamburger, un autre où l'on pourra écouter Jean-Michel et Laurent Garnier donner des masterclasses. Il n'y absolument pas besoin d’être un spécialiste pour y trouver son bonheur.
JMJ : Moi je dirais à ta mère, pardon, à votre maman, qu’il faut oublier la technologie et, simplement, découvrir comment la création se fait, comment les artistes s’expriment en 2018. On s’en fiche que les gens travaillent avec un violon, un djembé ou un ordinateur. Ce qui compte c’est la façon dont ces artistes s’expriment aujourd’hui, ce qu’ils veulent dire, leurs ambitions. L'Inasound c'est avant tout une manière de découvrir des artistes qui s’expriment avec des instruments qui ne sont pas ceux d’hier mais qui sont capables d’exprimer de manière nouvelle la nostalgie, la relation avec l’amour, la mort, les grands thèmes intemporels des êtres humains.
L'Inasound aura lieu les 8 et 9 décembre prochain au Palais Brongniart, toutes les infos sont disponibles sur le site du festival, on vous fait gagner vos places ici. Le coffret Planet Jarre : 50 Years of Music est disponible par ici, le nouvel album de Jean-Michel Jarre Equinoxe Infinity par là.