Parce que l’industrie discographique permet rarement de vivre de son art, beaucoup de musiciens d’aujourd’hui semblent trouver dans cet horizon un peu fermé la liberté qu’ils n’auraient peut-être pas pu déployer dans de meilleures conditions. Cette situation paradoxale les fait ainsi créer sans espoir ni désespoir, mais entièrement dévoués à leur expression propre, creusant un sillon de plus en plus singulier, personnel, original, souvent indépendamment d’une réception de plus en plus fragmentée, distraite, précaire.


Après deux premiers albums (chez We Are Unique Records, en 2012 et 2014) de chansons belles-bizarres, délicats entrelacs de mélodies française aux tonalités folk-médiévales et d’arrangements pop, jazz, psychédéliques, mais répondant finalement à des formats assez conventionnels (entre Broadcast et Holden, pour faire court et rustre), ce troisième album de Claire Vailler et Dominique "Mocke" Dépret rebat les cartes de leur écriture, en une œuvre profondément ambitieuse, défrichant un territoire musical vierge, affranchi des formats, porté par "la solide conviction qu’il fallait tenter de bâtir quelque chose de neuf pour mieux revenir à soi" (dixit la bio officielle du groupe).


Entretemps, les deux musiciens ont sorti des albums solo, Claire sous le nom de Transbluency en 2016 et Mocke avec ses deux magnifiques disques instrumentaux, L’anguille et St-Homard en 2014 et 2016. Cofondateur du groupe pop Holden dans les années 1990, ce guitariste aussi idiosyncrasique que versatile, jouant sur un fil (une corde) entre jazz et pop, Derek Bailey et Richard Dawson, prête ses doigts de velours depuis plusieurs années à Arlt, où il tient la chandelle, éclairante ou vacillante, liant ou déliant le duo formé par Sing Sing et Eloïse Decazes. Egalement duo, couple à la ville, Claire et Dominique ont enrichis leur écriture de ces expériences.

Dès son premier titre, ce "Premier soleil" de dix minutes comme une déclaration d’intentions tellurique, aussi élémentaire (les instruments signifiant les éléments) que le récit d’une genèse cosmogonique, aussi métaphysique qu’intime, Ferme tes jolis cieux se présente comme une symphonie, pensée et composée comme un ensemble, avec une approche à la fois baroque et contemporaine. Litanie lyrique, rituelle, possiblement magique, cette puissante remémoration des premiers âges de la Terre évoque des images de Stanley Kubrick ou de Terrence Malick, la musique de Ligeti, Messiaen, ou les œuvres les plus orchestrales de Sufjan Stevens (pour rester dans un registre pop). Les notions d’enchevêtrement (babélien) et d’effondrement (apocalyptique) sont restitués par le mélange des voix, la progression des arrangements, et les glissements opérés par un orchestre fantomatique qui semble fondre, se diluer, et littéralement, chuter dans l’espace et le temps. "On avait cette idée d’essayer de faire une micro symphonie avec les moyens du bord, expliquent Claire et Mocke. On a donc commencé par enregistrer des strates de guitares et les voix mais en cours de route se sont rajoutés la flûte (Cécile Pecoraro), le violoncelle (Isabelle Sainte-Rose), le vibraphone (Thomas Jean Henri), le mellotron (Rémy Poncet) et le basson (Carmelo Pecoraro), qui ont donné du corps et de la matière spectrale à l’ensemble. Pour « Premier Soleil », nos influences sont résolument hors de tout ce qui s’apparente à de la pop (pas l’ombre d’un Sufjan Stevens dans les parages). Nous avions en tête des compositeurs comme Giacinto Scelsi, Messiaen, Górecki ou Gavin Bryars – d’ailleurs tu évoques l’effondrement des instruments, c’est tout à fait l’idée : comme dans « Sinking of the Titanic » de Gavin Bryars, nous avions cette vision d’un orchestre qui se liquéfie, qui coule littéralement. "

Passé cet effondrement initial, Ferme tes jolis cieux se déploie, au fil des chansons, comme une sorte de prière, ou de berceuse eschatologique, un discours musical sur la fin des temps, avant la nuit, l’obscurité, le silence. Chez les néo-platoniciens et toute la tradition qui en découle (jusqu’aux Lumières), les yeux sont un équivalent de la lumière. Le regard éclaire les choses. Le soleil est un "œil dans le ciel", et fermer les yeux, "fermer les cieux", éteindre la lumière, c’est bien prendre acte de ce "temps de la fin" messianique, ou annoncer la fin des temps, apocalyptique. "La dimension eschatologique et messianique que tu relèves est absolument juste et pertinente. Elle traverse tout ce disque mais « Premier Soleil » et « Eve » en sont les plus solides manifestes. « Premier soleil » est une sorte de requiem universel, qui chante à la fois la fin et la mémoire d’une personne mais sans doute aussi celle de la terre entière. Nous avions envie de sortir du cadre de l’intime pour aller vers quelque chose qui s’adresse à tous, comme dans la bouche d’un prédicateur – dans ce sens, c’est une voix qui s’adresse au monde et qui est porteuse d’une parole. "

"Et moi je vous salue ô reine de disgrâce / Vous avez tant lié ces périssables nœuds / Vous avez tant versé sur votre auguste race / Le long désarmement de vos paisibles vœux" : le texte de "Eve" est extrait d’un livre de Charles Péguy. Moins "moderne" que la version donnée par Bruno Dumont de son Mystère de la charité de Jeanne d'Arc, c’est la première référence explicitement religieuse, chrétienne, du disque (qui en est pourtant parcouru). Prière à Eve, première femme, première mère, mais aussi non assujettie au temps cyclique, affranchie (car non née) de la matière et du temps qui dévore ses enfants (chronos). "La dimension religieuse nous intéresse en tant qu’objet esthétique et philosophique, elle n’existe pas de façon personnelle dans notre vie. Eve est celle qui s’est affranchie du temps et des cycles en effet mais le texte de Péguy lui est répétitif et circulaire comme un mantra. Péguy est une des deux influences littéraires pour cet album. L’autre est cet étrange texte de l’ancien testament nommé « L’Ecclésiaste » dans lequel est justement développé une vision cyclique des choses, en opposition à la linéarité de la parole biblique. « Une génération s’en va, et une génération vient ; et la terre subsiste toujours / Et le soleil se lève, et le soleil se couche, et il se hâte vers son lieu où il se lève / Le vent va vers le midi, et il tourne vers le nord ; il tourne et retourne ; et le vent revient sur ses circuits / Toutes les rivières vont vers la mer, et la mer n’est pas remplie ; au lieu où les rivières allaient, là elles vont de nouveau."

De chansons doucement accusatrices ("Premier matin", sous influences Franco Battiato et Olivier Messiaen) en ritournelles enfantines ("Les Cérémonies", évoquant autant "Pierre et le loup" que des enfants de chœurs d’église), le disque enchevêtre les mots ("longue, jongle, longe" dans "Les Cérémonies") et la matière vaporeuse, spectrales, des instruments. Ces cérémonies sont enfantines, rituelles, magiques, mais comme lentement frappées par l’oubli, l’obscurité, le silence. Des arpèges de guitare forment une ronde, ou une onde, sur "Lâcher la main", invitant au franchissement d’un Rubicon, à rejoindre le double de l’autre côté, la projection de soi sur l’autre rive, aidant à franchir le pas, à se jeter à l’eau ("On parle là de la passerelle invisible qui relie l’enfance à l’âge adulte, donc franchissement du Rubicon oui. "). Pour rejoindre l’âge adulte ou l’ami disparu : " « Fragments d’une ombre sans vie » est un hommage à un ami (et exceptionnel batteur) Pierre-Jean Grappin, mort en 2015. Le texte dit « Qu’on se dépêche, on l’aperçoit » parce qu’il paraît qu’on peut voir les défunts juste après leur trépas dans certains endroits choisis, si l’on est suffisamment attentifs."

L’album se clôt enfin sur "Les Cendres", finale renvoyant au "Premier Soleil" du début du disque, qui forme ainsi une boucle. De la lumière à l’obscurité, de la naissance au silence, ce magnifique album fait de la matière sonore, et des mots, une matière à modeler. Le vrombissement hypnotique d’un violoncelle, les questionnements d’un vibraphone, les mélopées et crissements d’une guitare viennent ainsi se fondre dans un entremêlement de voix, mouvantes, frémissantes, renversées, l’ensemble formant une sorte de créature argileuse, golem ou Adam, dont Claire Vailler et Mocke sont les bons dieux. Hâtez-vous de vous y retrouver, c’est souvent dans les expressions les plus profondément personnelles que l’on touche le mieux à l’universel.

Midget ! – Ferme tes jolis cieux (Objet Disque) 

09.11.17 PARIS Espace en cours w/ Le Bâtiment (release party) 

16.11.17 LESQUIN Centre culturel w/ William Z Villain 

16.12.17 BRUXELLES Ateliers Claus (release party)

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