On a connu Nicolas Jaar à peine majeur, sortant de la musique pas évidente sur certains des labels essentiels de ce que fut la musique électronique du début des années 2010 - Circus Company, Warp ou Wolf + Lamb pour ne citer qu'eux. Aujourd'hui, alors que sort son nouvel album Sirens, on le retrouve en artiste "confirmé", célébré autant par Pitchfork que par Rolling Stone, à la tête d'un petit empire arty et d'une fan base imposante.
Malin, Jaar a construit au long de ses sorties sa touche house version Michel Legrand, en opposition plus ou moins frontale à une certaine vision de la dance music, racée, droguée, volontairement physique et donc un peu idiote. Son electronica à lui est intelligente, référencée, cultivée. Souvent instrumentale, un peu concrète, légèrement jazz. C'est celle que vous pouvez faire écouter à votre mère sans qu'elle vous regarde comme un obscur troglodyte drogué, celle qui sera chroniquée entre le dernier Yann Tiersen et la prochaine réédition d'Erik Satie dans Télérama.
Quelque part, on n'a rien à redire face à la démarche d’un musicien qui se revendique d’un mouvement tout en voulant en faire péter les codes et les carcans. Au contraire, c’est souvent de là que sont partis les propositions et les courants les plus passionnants de la pop de ces dernières décennies. Mais on est pris d’une espèce de gêne diffuse devant les procédés et la musique de Jaar, qui revendique l’influence politique de Kendrick Lamar, le surmoi musical de Suicide et son amitié avec la poétesse no wave Lydia Lunch pour un album qui, si on prend le temps de l’écouter, a plus à voir avec un empilement de référents complexes et éclatés qu'avec la bande-son d’une émeute ou du renouveau de l'electronica.
"EVERYTHING ABOUT DANCE MUSIC BECOMES MORE VAGUE THESE DAYS"
Retour en arrière. En 2010, Jaar sort de la petite scène d'un club italien la mort dans l'âme après s'être fait huer par 20 personnes - "pendant que les 500 autres étaient parties fumer une clope tellement elles trouvaient mon set merdique" explique le musicien dans une interview de 2013 - mais le promoteur du club où s'est déroulée l'humiliation console le jeune musicien: "Tu fais partie d'une révolution, Nico". Et la suite lui donne plutôt raison.
L'équipe de Wolf + Lamb a très bien senti le potentiel du garçon et de sa musique et ne lâche rien. Alors à la tête du très influent label Visionquest et au sommet des charts Resident Advisor, Seth Troxler termine tous ses sets par la ballade house lofi "Time For Us" et sa rupture de tempo. La sauce prend. Jaar tourne autour du monde avec quatre musiciens, joue aussi bien dans des salles de concert prestigieuses que dans des clubs où il est en théorie trop jeune pour entrer.
Au-delà de la critique du disque piste par piste, on voit se confirmer que ce que l’on pressentait depuis un moment dans la musique du Chilien. À la manière de Kurt Schwitters, Jaar fonctionne par collages. Il colle Villalobos à Brubek, Suicide à Aphex Twin, les schémas répétitifs techno et les mélodies du folklore chilien, le four to the floor house et le rock des Searchers.
Sirens se voudrait un brûlot politique et futuriste, mais on a un peu de mal à discerner la citation de la création, l'invention du producteur de la copie (brillante) de l'étudiant en littérature comparée qui agrège fragments, bribes, ramifications. L'album n'approche à aucun moment la rage glacée de "Atomic Bongos", l'audace absolue de "Ghost Rider" ou la folie créatrice de "I Care Because You Do".
On tombe au mieux dans l'érudition brillante, au pire dans la lounge intelligente.
INSIDER HOUSE
En faisant un pas de côté, on peut dire qu’à l’outsider house lofi des bars à putes et des caves moites défendue par Laurel Halo et Ron Morelli s’oppose l’insider house hyper référencée des festivals de jazz et des vernissages d’art contemporain de Nicolas Jaar.
Comme ce fut le cas pour le college rock, l’insider house est celle des gens qui disposent d'un certain capital culturel, acquis à l’université ou ailleurs, et qu’ils infusent dans leur musique. Le problème c’est que multiplier les sources et les références a plus pour effet d’en neutraliser la portée que de l'agrandir. Et introduit l’idée un peu préoccupante qu’on aurait désormais besoin d’une citation d'un film de Godard ou d'un clin d'oeil au situationnisme pour justifier une boucle de Perlon ou un riff de Johnny Thunders.
Mais c’est aussi là que réside l’efficience de l’electronica défendue par Jaar : elle crée du discours. Pour un genre musical qui est en train d'opérer son basculement définitif de l’underground au mainstream, il est indispensable de se munir d’un surtexte qui fournit de la matière aux journalistes (et l’héritage sanglant de Pinochet revu par le prisme de Lydia Lunch fait un meilleur sujet que deux boucles de Roland superposées) ; de se promouvoir brillamment - c’est chose faite avec Sirens dont la promo, entre pré-projets, teasings sur les réseaux sociaux et couvertures médiatiques planétaires a plus à voir avec celle du dernier Frank Ocean que celle du prochain Kompakt ; enfin de se donner une touche cool et avant-gardiste, là aussi un domaine où Jaar excelle en s’associant avec Circus Company et Wolf+Lamb en 2010 et en montant Clown & Sunset et Other People ensuite.
TRAITÉ DE SAVOIR VENDRE À L'USAGE DES JEUNES GROUPES INDIE
De Sirens et de tout ce qui entoure sa sortie, on peut tirer plusieurs leçons à l'usage des jeunes groupes d'aujourd'hui : associez-vous aux bonnes personnes, investissez tous les médias, montez un dossier de presse béton, soyez parrainés par un ou deux personnages à la street cred' indéboulonnable - vous pourrez même commencer à composer les morceaux ensuite si vous le voulez.
Blagues faciles mises à part, on ne peut même pas vraiment en vouloir Nicolas Jaar qui souffre finalement du même mal que l'immense majorité de la pop d'aujourd'hui. Perdu devant la multiplicité des courants, des idées, des possibilités d'incarnation, il refuse de faire un choix, veut à la fois être Alan Vega, Ricardo Villalobos et Kendrick Lamar, et prend donc aussi le risque, assumé ou pas, de livrer une musique branchée sur le filet d'eau tiède d'un monde qui aurait finalement accepté "d'échanger la certitude de ne pas mourir de faim contre le risque de mourir d'ennui".
Le nouvel album de Nicolas Jaar, Sirens, est sorti vendredi dernier chez Other People.
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