(c) Drew Wiedemann
Au cours d’une carrière disparate et dissolue, Genesis P-Orridge a toujours mis un point d’honneur à transgresser toutes les limites. Influencé autant par le situationnisme que par les travaux occultes de ses comparses britanniques Aleister Crowley et Austin Osman Spare, l’ambition de sa vie s’apparente à une lente et déterminée entreprise de sape des fondements de ce qu’il appelle, avec Burroughs, “la société de contrôle”. Après avoir mené des performances artistiques extrêmes dans la lignée des actionnistes viennois avec le collectif COUM Transmission, il se tourne vers la musique pour toucher le plus grand nombre. Créditée de l’invention de la musique industrielle, la formation légendaire Throbbing Gristle dynamite le rock’n’roll par ses expérimentations formelles jusqu’au-boutistes en même temps qu’elle éclaire inlassablement les recoins les plus sombres de l’Histoire et de la psyché humaine (nazisme, viol, pédophilie, ce genre de choses). Dans les années 80, il prend une orientation plus ésotérique avec la création de la vraie-fausse secte Thee Temple Ov Psychick Youth dont il fait office de vrai-faux gourou et son émanation musicale Psychic TV.
Proche des auteurs beat William Burroughs et Brion Gysin, P-Orridge restera fidèle à la méthode du cut-up toute sa vie : d’abord au sein de Throbbing Gristle, avec des manipulations de bandes magnétiques qui préfiguraient le sampling ; puis avec sa compagne Jacqueline Breyer, alias Lady Jaye, et une série d’opérations de chirurgie esthétique menée afin de se ressembler trait pour trait. L’objectif : prendre conscience de son conditionnement pour pouvoir se “déprogrammer”, puis se “reprogrammer” par un processus de mixage, mais aussi créer un troisième être en dehors des frontières matérielles du corps. Le Projet Pandrogyne continue depuis la mort de Lady Jaye, “Breyer-P-Orridge” parlant à présent de lui/elle en utilisant le pronom “nous”. On ne s’étonnera donc guère que cette créature bicéphale ne voie pas d’un bon œil l'ascension des rêves de pureté à l’œuvre des deux côtés de l’Atlantique. Lorsque nous passons un coup de téléphone à son appartement new-yorkais, il/elle nous confie sa tristesse depuis les résultats des élections américaines, ainsi que sa crainte de devoir un jour quitter un pays qui n’accepterait plus son identité transgenre.
Alors forcément, les événements récents le/la poussent à relire ses derniers projets sous l’angle de la politique. Projeté le mardi 31 janvier au festival CTM à Berlin, Bight Of The Twin, un documentaire signé Hazel McCarthy III avec Douglas McCarthy de Nitzer Ebb et Cyrusrex à la bande-son, suit son initiation au vaudou sous sa forme originale en Afrique de l’Ouest, en nous invitant à nous défaire de nos préjugés sur cette religion couramment diabolisée. Il sera suivi d’une performance avec l’ancien Wolf Eyes Aaron Dilloway, qui hybridera sonorités rituelles tibétaines et hypnose électronique. Avec l’espoir, en décloisonnant les formes, de nous pousser à aborder le monde avec une plus grande ouverture.
BIGHT OF THE TWIN - Teaser (2016)
01:25
Pouvez-vous revenir sur la genèse de votre collaboration avec Aaron Dilloway ? Genesis Breyer P-Orridge : Nous avons été présentés par l’intermédiaire de mon manager. Tout comme nous, Aaron voyage beaucoup au Tibet et capte des field recordings là-bas, ce sera sans doute l’un des aspects centraux de notre performance. Les moines tibétains ont une approche très intéressante de la musique. Quand quelqu’un quitte sa vie sociale pour entrer au temple, on lui donne un instrument, qu’il sache en jouer ou non. Si tu n’as aucun sens du rythme, on peut quand même te filer des percussions. C’est une façon totalement différente de percevoir la musique, qui nous a énormément marqués. Nous sommes fascinés par le Bouddhisme tibétain depuis que nous avons dix ans et que notre père nous a donné le livre
Sept ans d’aventures au Tibet. À partir de ce moment, nous avons commencé à rechercher frénétiquement des livres sur cette religion et des enregistrements de musique de là-bas.
La réalisatrice Hazel McCarthy III a suivi ton initiation au vaudou au Bénin. Comment est née l’initiative ? Nous étions entrés en contact avec Hazel McCarthy III lorsque nous cherchions quelqu’un pour s’occuper du design de la Psychick Bible ; nous sommes alors devenus amis pour la vie. Après que Lady Jaye ait lâché son enveloppe corporelle, nous devions nous rendre à Katmandou pour accomplir un rituel, et nous avons proposé à Hazel de lui offrir le voyage avec nous pour la remercier. Des années après, alors qu’elle était de passage à New York, elle nous a montré des photographies des costumes cérémoniels les plus incroyables que nous ayons jamais vus. Certains ressemblaient
à Punch & Judy sous DMT. Nous nous sommes dit : “Ne serait-ce pas incroyable de les voir en chair et en os ?” Ce à quoi elle a aussitôt rétorqué : “Vous nous avez emmené au Népal, je vous invite en Afrique.” Au départ, nous nous y sommes rendus avec simplement l’intention de filmer ces costumes pour nous.
À quel moment le projet s’est-il mué en documentaire ?
Vingt-quatre heures seulement après notre arrivée, nous avons rencontré le Grand Prêtre tout à fait par hasard. Il nous a regardés et nous a dit : “Tu avais un jumeau qui est mort, et tu portes en ce moment-même ses boucles d’oreilles en or.” Nous portions en effet celles de Lady Jaye, mais nos cheveux couvraient nos oreilles, et il n’avait aucune idée de qui nous étions. Comment diable pouvait-il le savoir ? Il nous a alors dit que nous devrions suivre une initiation à un rituel et qu’il allait fabriquer une statue de l’être perdu, ce que nous avons aussitôt accepté. Et ainsi, le film de Hazel s’est mué en documentaire sur mon introduction au vaudou dans sa forme originelle en Afrique de l’Ouest.
McCarthy fait aussi remarquer que le projet est devenu un acte vaudou dans le sens où il s’agit d’un “objet activé par la création”... Et tout cela à cause de Lady Jaye qui était catholique
(rires). Grâce à notre capacité à nous ouvrir à des expériences nouvelles sans les redouter, toute notre vie se déroule ainsi : nous vivons des choses qui deviennent des œuvres d’art, et cela entraîne d’autres expériences qui deviennent d’autres œuvres d’art.
Lady Jaye était une bonne Chrétienne tout ce qu’il y a d’ordinaire ? Elle est née dans une famille blanche catholique mais elle s’était convertie à la Santeria. Elle était une prêtresse d’Oshun, qui est la Déesse des travailleurs sexuels, de l’érotisme, de la luxure, de l’or et des belles choses, ce qui lui correspond totalement ! Le premier cadeau que nous avons reçu d’elle est un flacon de Chanel N°5, son parfum, qu’elle avait rempli de son sang. Nous l’avons toujours. Pour notre lune de miel, nous l’avions invitée à Haïti. Quand nous n’étions pas occupés à générer un maximum d’amour, nous pouvions rencontrer des adeptes.
Gardez-vous toujours la poupée de Lady Jaye sur vous à présent ? Bien sûr, nous l’emmenons partout avec nous, autour de notre cou ou dans notre sac à main. Elle est juste en face de nous à l’instant, elle nous regarde. Elle est merveilleuse. Elle porte le collier que le Grand Prêtre lui a fabriqué, des vêtements assortis et son rouge à lèvres. Nous nous apprêtons à lui faire réaliser une perruque de ses cheveux. Quand nous prenons à manger ou à boire, nous lui en offrons aussi. C’est ce que font les jumeaux dont le frère ou la sœur est décédé au Bénin. On craint que celui qui est encore en vie ne puisse survivre sinon.
Étiez-vous au courant de l’existence de ce culte avant de partir ? Nous n’en n’avions pas la moindre idée ; nous l’avons appris sur place. Quand nous sommes rentrés aux Etats-Unis, des anthropologues ont entendu parler de son projet et l’ont contacté. Ils lui ont appris que partout dans le monde, il y avait une naissance de jumeaux 4 à 6 %, mais au Bénin il y en a 40 à 46 %. Or Il n’y a aucune explication scientifique avérée à ce phénomène. Des études en Occident ont prouvé que ce n’était pas génétique. Hazel a découvert qu’il y avait un festival des jumeaux tous les sept ans là-bas, et nous y sommes retournés avec une équipe de tournage. Nous avons porté les costumes et participé aux cérémonies. Cette fois-ci, la Grande Prêtresse du culte des jumeaux a accepté de nous accorder une interview pour la première fois en dix-mille ans. Quand nous l’avons interrogée à ce sujet, elle nous a répondu : “S’il y a autant de jumeaux qui naissent ici, c’est parce qu’ils savent qu’on les aimera autant qu’ils vivent ou qu’ils meurent.”
Ce voyage vous a-t-il apporté d’autres éléments de réponse ? Une autre interrogation qui nous taraudait était leur mythe de la Création. Il devait bien y avoir un récit, une révélation, quelque chose, mais nous n’arrivions pas à mettre la main dessus. Jusqu’au dernier jour où nous avons entendu le Grand Prêtre du culte des Pythons faire un prêche qui commençait ainsi : “Au commencement, il y avait Mawu-Lisa. Mawu-Lissa était double, il était mâle et femelle, mais il était un.” Autrement dit : l’être originel était bisexué. Ce qui est passionnant, c’est qu’on retrouve des traces de croyances similaires un peu partout, ce qui pourrait suggérer l’existence d’une religion-mère globale. Pour notre part, nous sommes persuadés que l’état divin est hermaphrodite et que c’est nous qui créons des courants de séparation entre mâle ou femelle, Chrétien ou Musulman, blanc ou noir... C’est aussi pour cette raison que nous avons lancé le projet Pandrogyne : nous pensons qu’il est de notre devoir d’aider notre espèce à muter pour qu’à l’avenir le genre devienne superflu.
Bight Of The Twin retourne les clichés sur le vaudou, souvent dépeint comme une religion terrifiante. À votre avis, pourquoi sommes-nous si mal informés ? Hollywood a véhiculé une image terrible du vaudou (les zombies, les sacrifices sanglants, tout ça), à laquelle nous étions nous-même confrontés. Alors que sur place, nous nous sommes rendu compte qu’il s’agissait, au contraire, d’une religion basée sur le respect des ancêtres et l’équilibre avec la nature. Il y a certainement une part de racisme et d’ignorance dans nos préjugés. Mais il y a autre chose : si tu as une religion qui dit que tu ne dois jamais causer de mal à ton environnement et que tous les aspects du vivant sont égaux et merveilleux, cela détruit les structures de base du contrôle dans nos sociétés. Si tu maintiens un monde segmenté, tu peux faire ce qu’a fait Donald Trump aux Etats-Unis ou ce que l’Extrême-Droite essaie de faire en Europe. Tu peux dire : “Les Musulmans, les gays et les transsexuels sont différents, vous devez les haïr et en avoir peur, alors laissez-moi vous protéger.”
Donate to A Message From the Temple
04:43
Le renversement des “structures du contrôle” par le biais de la magie était le but avoué du Temple Ov Psychick Youth, sur lequel s’apprête à sortir un documentaire. Ses enseignements vous paraissent-ils toujours pertinents aujourd’hui ? Plus que jamais. C’est pourquoi nous nous réjouissons que le film paraisse peu après les résultats des élections, même s’il s’agit d’une coïncidence. A l’origine, les personnes de Dais et de Sacred Bones derrière le film voulaient faire un documentaire à partir du livre
England’s Hidden Reverse (
sous-titré “une histoire secrète de l’underground ésotérique”, il s’agit d’une biographie détaillée de Coil, Current 93 et Nurse With Wound par le journaliste de Wire David Keenan, nda). Mais en préparant le projet et en contactant les personnes impliquées, ils se sont rendu compte que tous ces artistes, qui avaient eu un impact si fort sur la culture, avaient d’abord fait partie du TOPY. Ils se sont alors demandé quelle en était la véritable histoire, au-delà de la musique et des informations erronées qui ont circulé dessus.
À l’occasion d’une rétrospective sur COUM Transmissions, vous vous apprêtez à vous produire dans la ville de Hull où le collectif a fait ses premières performances. Éprouvez-vous de la nostalgie à l’idée de retourner là où tout a commencé ? À l’époque, nous avions l’habitude de dire “Hell”
(rires). Depuis que nous avons quitté l’Angleterre, nous nous étonnons d’avoir vécu autant d’années dans ce pays où règnent l’ignorance et le bigotisme. Mais récemment, alors que nous étions de passage à Londres, nous avons pris une journée pour retourner à Hull pour la première fois depuis 1973. Tu vois la manière dont tout semble plus grand, plus vif et plus coloré dans tes souvenirs d’enfant ? Eh bien, c’était exactement comme ça. Nous sommes repassés voir l’endroit où nous habitions. C’était devenu un immeuble résidentiel chic, nous avons dû vraiment nous concentrer pour le reconnaître. Puis nous nous sommes dirigés vers ce dont nous nous souvenions comme d’une très longue rue où nous allions récupérer des fruits et des légumes gratuits à la fin du marché. Elle ne faisait, en réalité, pas plus de cent mètres de long.
Genesis P-Orridge sera à Berlin le 31 janvier à l'occasion du Festival CTM. Il y présentera le documentaire
Bight Of The Twin en présence de la réalisatrice puis se produira sur scène avec Aaron Dilloway. Toutes les infos
ici.