On se rappelle tous la première fois qu'on est tombés sur un blog musical. Moi par exemple (zappez jusqu'au paragraphe suivant si ça vous intéresse pas) c'était un blogspot joliment meublé-décoré qui s'appelait In Curved Air, en hommage au mirifique album de Terry Riley du même nom et je n'en croyais pas ma chance: il suffisait de cliquer sur un lien qui redirigeait vers un site obscur site de stockage allemand, de recopier deux mots inventés dans une petite case et d'attendre une trentaine de secondes pour récupérer en moins d'une des fichiers zip d'albums entiers. Surtout, les étagères sur les murs ployaient sous les pépites de musique expérimentale sinon oubliées, pas encore rééditées ou franchement durailles à dénicher. Et dans la colonne latérale, un vingtaine de liens promettaient au moins vingt fois plus de bonheurs dénichés dans des vraies caves humides, puis rippés à même la cassette chrome ou le vinyle.
En bon fan-nerd de musique, j'avais connu les message boards et les chatrooms de Napster et Soulseek mais là ça sentait tout de suite pas pareil: ces petits médias 100% philantropes, artisanaux et communautaires pour de vrai ne filaient pas seulement des liens en or, ils les éditorialisaient jusqu'au prosélytisme et tentaient tout pour transformer leurs lecteurs en nouveaux mélomanes-filesharers avec qui échanger. Bien sûr, des petits labels partout autour du monde en bavèrent pas mal dans la foulée mais que personne n'ose dire que cette ère de laisser-faire qui s'ouvrait n'a rien changé en bien. Pour m'auto-citer, "on ne compte plus les disques et les artistes vers lequel Mutant Sounds et la grosse galaxie de ses camarades de partage nous ont fait aimer et acheter trop cher sur discogs ou eBay, et l’on soupçonne fortement que le succès de labels comme Now Again ou Finders Keepers ou Pan-Act a quelque chose à voir avec l’engouement qu’ils ont participé à susciter".
Quant à la guirlande de contrecoups de ce glissement radical de régime de consommation, on a pas fini d'en faire le tour. Du jour au lendemain, tout le monde (ou plutôt, n'importe qui) avait la meilleure collection de disques au monde. Tout le monde se gavait y compris les oiseaux de malheur (dont le plus fameux, Simon Reynolds) qui dénonçaient la fin de la rareté et l'extinction du désir. En chemin vers l'ultra-disponibilité de tout partout tout le temps, on a tous accusé le coup des coups de mou, tout près d'un Pascal Quignard geignant providentiellement en quatrième couv' de La haine de la musique : "Quand la musique était rare, sa convocation était bouleversante comme sa séduction vertigineuse. Quand la convocation est incessante, la musique repousse. Le silence est devenu le vertige moderne. Son extase."
Aujourd'hui pourtant que les services de stream nous ont rendu un peu plus obèses encore et plus flemmards au point de ne même plus fouiller pour dénicher nos denrées, il ne reste qu'une poignée de ces petites bibliothèques sur les Internets et on commence à réaliser ce qu'on a perdu le jour où la mise à sac de Megaupload a enteriné la fin de ce problématique âge d'or.
Dans le cadre d'une épatante série archéologique sur l'histoire d'internet, The Awl a organisé une table ronde avec trois ex activistes de renom de cette micronation: Brian Turner de WFMU, Liam Elms de 8 Days in April et Eric Lumbleau de Mutant Sounds. Honnêtement, c'est passionnant. Si vous traînez un peu sur The Drone et que vous avez lu cet article jusqu'au bout, vous vous reconnaîtrez forcément dans les considérations et questionnements de ces trois gars là; surtout, si vous avez moins de 45 ans et que vous êtes un peu honnêtes avec vous même, vous reconnaîtrez le rôle qu'eux et quelques autres amitiés virtuelles ont joué dans le façonnement de votre culture musicale. Allez donc y faire un tour.
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