Les presets, kezako? Ce sont ces sons d'usine, sculptés à l'avance par des ingénieurs et intégrés par défaut aux synthétiseurs, boîtes à rythmes et aux logiciels de musique pour permettre au musicien pris par le temps et / ou peu expérimenté d'accoucher sans trop d'efforts d'une musique au rendu efficace et "professionnel". Généralement honnis et, dans une société qui envisage d'abord l'art comme le résultat d'une maîtrise et d'une singularité marqués, allègrement dénigrés, leur simple existence concentreraient un nombre incalculable des problématiques de la musique électronique et de la pop de notre époque.
C'est du moins ce que croit Stefan Goldmann, label manager de l'excellent Macro (KiNK, Elektro Guzzi, Raudive), producteur techno atypique et auteur régulier d'une colonne passionnante et souvent hilarante dans la newsletter du Berghain qui y consacre un album entier dont on vous a déjà sommairement parlé ici, une disquette remplie de fichiers MIDI et un gros livre d'entretiens, PRESETS – digital shortcuts to sound. Passionnés par la démarche comme par l'objet musical étrange qu'il en a tiré, nous nous sommes longuement entretenus avec le producteur berlinois pour tenter de comprendre où il voulait en venir et où il voulait aller avec son étrange idée.
Les images dans l'article ci-dessous sont toutes tirées de la série "Kachalka. Muscle Beach" du photographe Kirill Golovchenko prises à Kiev dans un parc de musculation artisanal. On en retrouve une sélection dans le livret de l'album. Plus d'infos sur son site officiel: www.kirillgolovchenko.com
Stefan Goldmann - HENDECAGON // Industry LP - Macro
04:49
Comment est née l'idée d'enregistrer un album en n'utilisant que les sons d'usine de synthétiseurs? L'aspect décalé / poil à gratter semble assez évident, comme cette fois où Matmos, qui étaient jusque-là connus comme des machines à sampler, ont fait un album uniquement avec des sons de synthèse. Le pourquoi, en revanche, reste mystérieux...Il y a beaucoup d'autres exemples: les travaux de Cristian Vogel qui se passent de source sonore existante, ceux de Christian Marclay avec des disques vinyles silencieux, toute la tradition du readymade. D'un côté, j'ai juste essayé de trouver un "point zéro" en terme de sound design et de ce point de vue, la musique qu'on peut entendre sur le disque est comme une toile blanche. De l'autre, c'est comme un
field recording enregistré dans le monde artificiel du sound design industriel digital. Les gens qui ont programmé ces sons ont dû beaucoup travailler pour faire en sorte que ces sons s'accordent les uns avec les autres. C'est le principe d'une station de travail: si tu prends un son de piano, un son de basse et des sons de percussions, ils doivent se mélanger instantanément sans que tu aies besoin de faire le moindre ajustement supplémentaire. C'est comme regarder un écosystème acoustique où chaque son a sa niche, même s'il le résultat d'une conception artificielle.
Au départ, j'envisageais le projet comme une blague. Mais plus j'ai passé du temps à jouer avec ces presets, plus c'est devenu intéressant: dans la mesure où des milliers et des milliers de gens travaillent avec les mêmes outils, il devient presque impossible d'individualiser la musique que l'on programme avec ces outils. Même si théoriquement, les possibilités sont infinies, notre perception ne l'est pas. Même avec des réglages différents, il y a de grandes chances que les résultats que l'on obtient ressemblent à ceux obtenus par d'autres musiciens. Peu importent les différences, si elles sont minimes, elles ne s'entendront pas. C'est tout le problème de la synthèse modulaire: ça pousse tellement à l'individualisme qu'au bout du compte, tout sonne pareil. Ça n'a l'air de rien, mais ça veut dire qu'on est en gros en train d'assister à la mort du sound-design personnalisé. J'ai été fasciné par deux aspects du même processus: réduire le sound-design à son niveau zéro, à la fois en réduisant l'effort et en proclamant sa mort inéluctable au détriment des pressions de la démocratisation.
Autre chose. Les presets des synthétiseurs reflètent des catégories de sons supposés êtres "pertinentes" pour l'usager. Les presets innovants sont très rares - la plupart émulent des catégories de son déjà existants et déjà rendues pertinents par les usages: les sons du type "acid 303", "
Urei drums", "vocal plate reverb"... Ou si un preset est vraiment innovant, comme ceux du
synthé virtuel "Massive" de la firme Native Instrument, tout le monde les utilisent et les copient au point qu'ils deviennent également génériques à leur tour. Si un musicologue souhaitait analyser ce que le mot "pertinence" en son peut bien vouloir dire, il lui suffirait de s'intéresser aux presets. Mais je n'ai jamais entendu parler d'une étude musicologique qui s'intéresserait au sound-design. Comment catégoriser les presets de compression par exemple? La clé est dans les presets.
Stefan Goldmann: INDUSTRY
Je me souviens avoir lu que tu avais pris énormément de plaisir à enregistrer cet album précisément parce que ça avait été incroyablement facile à faire. Est-ce que tu peux expliquer aux novices et non-musiciens qui seraient assez fous pour lire cet article malgré tout pourquoi?
Je me suis éclaté à le faire, alors que ç'aurait dû être le contraire. Il existe un dogme tacite, en musique électronique, comme quoi le musicien doit se singularier en premier en fabriquant son propre sound-design. En fait, il y a bien un type qui a été jusqu'à écrire un manifeste, mais n'en parlons pas. Alors que personne ne trouve à redire au fait que tout le monde utilise la même grille rythmique en 4/4 et les mêmes architectures rythmiques, on accuse les musiciens de paresse et d'imposture dès qu'on reconnaît un preset dans un morceau - c'est-à-dire du sound-design qui a été élaboré par quelqu'un d'autre.
Je ne dis pas qu'il faut absolument utiliser des rythmiques irrégulières, des shuffles bizarres et des accordages bizarres pour se singulariser - mais je ne vois pas non plus pourquoi il faudrait une loi contre l'usage des presets non plus. C'est exactelement la même chose. Quand je travaille sur mes morceaux en temps normal, je dois passer 80% de mon temps sur le sound-design et 20% sur la structure et les arrangements temporaux - c'est à dire quatre fois moins de temps sur l'image d'ensemble. On passe tellement de temps à faire en sorte que les sons s'accordent, c'est tellement holistique... (le holisme est « la tendance dans la nature à constituer des ensembles qui sont supérieurs à la somme de leurs parties, au travers de l'évolution créatrice , ndr). En réduisant cette tâche au minimum, j'ai surtout passé mon temps à chercher quoi d'autre automatiser dans mon travail. Et en 2014, on peut automatiser à peu près tout et n'importe quoi.
Est-ce qu'on peut lire un sous-texte politique dans la démarche?
J'admets que la démarche doit avoir l'air très politique au premier regard: le titre, "Industry", l'usage des presets, l'ironie autour de la notion d'effort en musique électronique... Mais je suis très réticent à y voir un message politique clair. Si j'allais moi-même au bout de ce sous-texte politique, j'y verrais un échec. Penser que la musique doit enfermer un programme politisé, c'est tellement daté, tellement année 60 - 70... Aussi incroyable que ça puisse paraître, il y a encore des gens qui continuent à revendiquer le fait que la "musique n'est pas que du son, ça parle aussi de la vie et de la mort". C'est incroyablement prétentieux et pénible. Si tu penses que ta musique ne se suffit pas à elle-même, tu vas y attacher un projet extérieur, et si les gens l'acceptent, tu pourras les amener à croire qu'il y a un lien avec la manière dont tu l'enrobes musicalement. C'est, à mon avis, la plus pathétique des stratégies commerciales: vendre de l'art en faisant résonner la fibre coupable des gens - tout le monde a honte de ce qui se passe en Syrie ou des animaux qui meurent étouffés dans des flaques de pétrole, et il est assez facile de faire en sorte que les gens écoutent ta musique en leur faisant croire qu'elle parle de ces problèmes. Si je peux arriver à contribuer à une dépolitisation de la musique, je ne me gênerai pas.
Les presets et les logiciels de musique trop faciles à utiliser, comme Ableton Live, sont perçus par certains comme des ennemis de la créativité, parce qu'ils ont tendance à être trop facile à utiliser et à trop influencer l'invention de l'utilisateur au profit de l'efficacité. En d'autres termes, ils sont trop "pop" et pas assez "artistiques". A l'inverse, certains y voient une démocratisation des moyens de création, et prétendent que n'importe quel instrument qui facilite la création d'oeuvres d'art, qu'elles soient bonnes ou pas, est un bon instrument. Comment te situerais-tu dans ces sables mouvants idéologiques?
C'est l'autre grande question posée par Industry: l'idéologie et le dogmatique. C'est la fameuse idée d'une industrie qui dicterait à l'art ses formes et ses contenus à travers une idéologie. Mais l'existence des presets "ratés", que personne n'utilise, aurait tendance à contredire ça. Ça dépolitise les presets. Et c'est assez drôle parce qu'il semblerait que les presets ont ce pouvoir d'énerver à peu près tout le monde. Si l'argument est qu'ils ne sont pas "artistiques", sur quoi est-il basé? Bien sûr, on a tendance à partir du principe que l'art exige un certain effort de fabrication et d'artisanat, mais beaucoup de musique échappe à cette grille - ou alors ça voudrait dire que Joe Satriani est le musicien le plus important en activité. Je ne prétends d'ailleurs pas que c'est un mauvais artiste, mais si la qualité de l'art est équivalente à la quantité d'effort qu'on y consacre, il suffirait de calculer le nombre de notes qu'un musicien arrive à placer dans une mesure de musique pour le juger...
D'un autre côté, la démocratisation des moyens de production de la musique n'est rien d'autre qu'un mensonge marketing pour vendre des produits et des services. C'est comme ça qu'on nous vend des logiciels de MAO, des publicité Facebook, des comptes premium sur Soundcloud et du matériel de pointe. Donnez-nous votre argent et nous vous doterons de puissances fabuleuses. Le souci, que beaucoup de gens commencent à percevoir, c'est qu'à partir du moment où il est facile d'accéder à un savoir faire, ce qu'on pourra produire avec ce savoir faire est du néant. Le problème, ce n'est pas d'accéder à des commodités de production ou de distribution; le problème, c'est d'attirer l'attention. Et cette attention n'a absolument pas fait l'objet d'un effort de démocratisation. Sur le fond, si tu as accès aux mêmes outils et aux mêmes filières que tout le monde, ça signifie que ces outils et ces filières ne valent plus rien. De ce point de vue, les outils du genre preset sont le tabou ultime puisque le fait de les mettre à profit te garantit encore moins d'attention que celle que tu arriveras peut-être à attirer. Ou alors, il faut arriver à les structurer d'une manière absolument unique, c'est-à-dire qui n'a pas encore fait l'objet d'une démocratisation. Ce n'est qu'à ce prix que ta musique arrivera à se faire remarquer.
C'est comme ça que les presets sont devenus les pariahs de la musique: on les déteste parce qu'ils contredisent les critères d'estimation de l'art méritant le plus élémentaire (c'est-à-dire l'effort, la maîtrise, la singularité, l'expressivité), parce qu'ils réduisent encore plus les possibilités d'attirer l'attention (pourquoi écouter de la musique qui ressemble à toutes les autres?). C'est du "regret du consommateur" instantané - ce sentiment que l'on ressent quand on pense faire une bonne affaire en achetant un produit qui ressemble à un autre tout en étant moins cher mais qui se révèle évidemment décevant, et qui nous pousse à retourner au magasin dépenser plus d'argent que l'on aurait dépensé si l'on avait acheté l'objet le plus cher en premier. Les gens utilisent les presets en pensant qu'ils les valorisent, jusqu'au moment où ils réalisent qu'un morceau de musique qui ressemblent à mille autre ne sert rigoureusement à rien. Le seul raccourci qui existe, c'est celui de l'argent - une idée médiocre financée par un million de dollars. C'est pour ça que la démocratisation est un mensonge.
Les trois instruments que tu as choisi d'utiliser pour concevoir Industry ont été commercialisés pendant cette période étrange entre la fin des années 80 et la fin des années 90, quand les instruments électroniques ont arrêté de fasciner les non-spécialistes et d'incarner quelque chose de futuriste et d'étrange aux oreilles du plus grand nombre pour devenir des stations de travail très efficaces et faciles d'usage.. et pas grand chose d'autre. Etait-ce un choix délibéré de préférer ces synthétiseurs sans "identité" aux vieux synthétiseurs monophoniques des années 60 parce que leur absence d'identité n'a favorisé l'éclosion d'aucun genre musical en particulier?
Disons que j'avais besoin de presets et c'était la manière la moins onéreuse de m'en procurer, d'autant que je n'avais pas envie de dépenser de l'argent pour acheter des instruments plus récents que tout le monde utilise en ce moment. En fait, il s'agit ni plus ni moins que des trois
workstations les moins chères que j'ai pu trouver sur eBay. C'est dû au fait que personne n'en veut plus. Et c'est comme ça que j'ai compris que ce genre de machines était obsolète. Personne n'y associe rien de précis - il n'y a pas eu de "style" né de l'utilisation des
synthétiseurs à modélisation physique de Technics. C'est pour ça qu'ils sont si intéressants dans le contexte de ce disque: ils proposent des offres industrielles et de sound-design très complètes qui n'ont jamais intéressé personne. Et ils sont autant datés que "flambant neufs", dans le sens où les sons qu'ils produisent proviennent d'un nulle part dénué d'histoire, et passent de main en main, d'utilisateur eBay à un autre utilisateur eBay, sans jamais trouver leur place "historique" dans aucune musique.
STEFAN GOLDMANN - ghost hemiola (empty vinyl, cut with a knife)
09:03
On sent tout de même une sorte de tendresse pour le genre de sons produits par cette génération d'instruments. Est-ce que ça pourrait être lié au fait qu'ils sont mal aimés?
Une chose essentielle, quand on utilise un preset, c'est qu'il est très difficile de se l'approprier. Derrière ça, il y a tout un ensemble très complexe de phénomènes psychologiques, qu'on décrit sous le nom d'effet dotation ("Endowment Effect") ou d'effet Ikea: le simple fait de posséder un objet pendant une période donnée fait monter sa valeur chez le propriétaire. Le fait de concentrer un effort dans un objet fait également croître sa valeur subjective - comme un meuble Ikea. J'aurais tendance à croire que ça s'applique au sound-design: si je passe des semaines à programmer un synthétiseur pour produire un son que je mets dans un morceau, j'aurai l'impression d'avoir accouché de quelque chose de spécial. Ça marche pour tout le monde. Le souci c'est que de l'autre côté de la barrière - le monde des DJ, des acheteurs de disques, des gens dans le club - personne n'est conscient de cet effort, et encore moins de tout le processus qui l'a précédé. Pour eux, c'est un son parmi tant d'autres. Aux yeux de tout le monde excepté l'artiste lui-même, il n'y a aucune valeur spéciale dans le fait de dépenser une énergie supplémentaire à l'élaboration d'un son ou au fait de posséder une pièce de matos particulièrement rare. En revanche, si le musicien met à profit un son d'usine, il y entendra le même niveau d'investissement émotionnel que son public - c'est à dire aucun.
J'ai regardé une vidéo d'Avicii en studio, et tout ce qu'on l'y voit faire, c'est faire défiler une liste de presets. Il ne s'en cache même pas, et j'ai été frappé de réaliser que quand il monte sur la scène d'un stade et joue l'un de ces morceaux, il sait à l'avance la manière dont il va sonner aux oreilles de ceux qui l'entendent pour la première fois - parce que d'une certaine manière, il l'entend aussi pour la première fois. Si ton but dans la vie est de jouer à guichets fermés, c'est très important. Nous autres petits producteurs à ambition créative passons tellement de temps à sculpter nos sons que nous finissons par nous trouver trop investis intellectuellement et par perdre notre discernement quant aux possibilités qui s'offrent à nous et aux tâches qui nous incombent objectivement. C'est à cause de cet investissement que notre auditoire est limité: personne n'a le temps d'en faire autant.
L'expérience d'écoute qu'offre Industry est très étrange: le disque nous ramène à une époque, une époque et un zeitgeist qui appartiennent résolument au passé, sans s'y conformer pour autant. Etait-ce ton intention de créer ce sentiment de malaise "temporel"?
C'est lié à ce que je disais juste avant: la qualité spécifique des instruments que j'ai utilisé provient du fait qu'ils n'ont pas d'histoire. Je n'avais jamais entendu parler d'eux avant de les utiliser, et le public ne le connaît pas. C'est la seule manière de rencontrer l'auditeur à mi-chemin, d'être à égalité avec lui devant la musique. Le sentiment de malaise qui naît est dû au fait que le son doit sonner aussi étrange et
alien aux oreilles de l'auditeur qu'il sonne étrange et
alien aux miennes. Et c'est là que la tâche devient épineuse: l'auditeur ressent immanquablement le fait que je suis moi même désinvesti de ces sons. La démocratisation gâche le plaisir pour tout le monde.
C'est un autre élément auquel n'avaient pas pensé les gens qui ont essayé de vendre le concept du preset aux musiciens. Bien sûr, l'autre moyen d'aboutir à l'égalité est d'utiliser des sons que tout le monde connaît sur le bout des doigts. Beaucoup de producteurs passent par ce biais. La musique obtenue est garantie sans risque, et il y a de grandes chances que tout le monde l'aime d'une manière ou d'une autre, puisque tout le monde la "connaît" déjà et qu'elle ne porte pas à conséquences. C'est de la musique purement fonctionnelle - n'importe quel musicien peut se faire un petit plaisir en assemblant à la va-vitre un morceau acid, et le public tolérera ça un temps, parce que c'est efficace. Ça revient à manger la même chose tous les soirs au dîner - ce n'est pas très excitant, mais ça élimine le risque d'avoir une mauvaise surprise. Et pour beaucoup de gens, le fait d'éviter les mauvaises surprises est la première des priorités.
a couple dozen short films about PRESETS
17:25
Est-ce que tu connais ce disque très étrange de l'américain James Ferraro qui s'appelle Far Side Virtual, qui fétichise certains sons assez similaires à ceux qu'on peut entendre sur Industry pour recréer le cauchemar hyperréel des années 90? Est-ce que l'on peut effectivement dire que tous les sons, même les plus honnis, peuvent devenir "cool" après une ou deux décennies à être méprisés?
L'art passe son temps à recycler les déchets de la société. Ou ses propres déchets. En dehors de l'art, le flot de produits qui font l'objet d'un cycle d'exploitation industrielle avant de devenir obsolètes est constant. Il suffit de penser à l'artiste américain
Cory Arcangel, dont les travaux récents ont été produits en faisant joujou avec un Korg M1, l'autotune ou les pires codec de compression MP3 existant... Ces choses n'ont pas été conçues pour avoir une esthétique propre. Il a fallu que des objets fonctionnellement plus performants soient inventés pour que l'on commence à distinguer des partis pris esthétiques dans les objets qu'ils permettent de fabriquer, parce que le progrès technologique et le progrès commercial nous servent dorénavant de points de référence.
Tout ce qui devient obsolète peut être re-conceptualisé comme de l'art. J'ai découvert James Ferraro en travaillant sur le livre que j'ai écrit pour accompagner
Industry,
PRESETS – digital shortcuts to sound. Je ne sais pas jusqu'à quel point sa démarche est pensée, mais je suis toujours intéressé par les artistes qui dévoilent des nouveaux objets avec lesquels jouer, des nouvelles combinaisons, des nouvelles significations. Il faut avancer. Les vérités esthétiques éternelles nous sont insupportables parce que peu importe l'originalité d'un objet artistique, il devient ridicule dès qu'il est un peu trop répété. Fatalement, il perd aussi son impact. Même le fait de copier, le rendu de la répétition perd son impact. Seuls les "originaux" sont éternels. Typiquement, la meilleure manière de briser un vieux pattern en voix d'épuisement consiste à lui trouver une antithèse. Comme le punk fut l'antithèse des solos de 8 minutes dans le prog et à toutes les démonstrations de maestria technique, puis la production aux petits oignons des années 80 est devenue l'antithèse du punk, puis l'eurodance une antithèse à la pop surproduite des années 80... Autant de cycles d'avant-gardes, parce que dès qu'une forme artistique développe une archive - je pense à l'archive du son enregistré - le champs se divise en des cycles successifs d'avant-gardes. C'est un effet direct de l'archive: la rivalité avec les morts. Naturellement, ce pattern ne cesse de faire des allers et retours et d'accoucher de concepts similaires à la moindre occasion. Mais ce qui est très intéressant, c'est que les choses se réorganisent toujours légèrement différement. La "matière" ne cesse d'évoluer, parce que la manière dont elle se reconfigure en permamence altère la perception qu'on en a. Le contexte nous voir les choses différemment également. Rien ne redevient jamais identique à ce qu'il était la première fois qu'il est apparu.
On a tendance à dire que des choses, voire des êtres se cachent dans les sons de synthétiseurs. Mais quoi? Est-ce que tu crois à cette vieille légende comme quoi les synthétiseurs seraient habités par des fantômes?
De quel genre de fantômes on parle? De
ceux de Derrida? Ce qui est sûr, c'est que le fait de se limiter à la synthèse nous fait passer à côté de l'essentiel. La synthèse, c'est une source de son comme n'importe quelle autre. La question importante, c'est plutôt: de quelle manière les sons synthétiques se présentent-ils à notre perception? Il y a eu des musiciens électroniques pendant des décennies avant que la techno naisse, mais ça n'a vraisemblablement pas laissé beaucoup de traces historiques. Aujourd'hui, même les canons établiés par l'avant-garde académique a tendance à considérer la musique électronique comme une note de bas de page de son histoire. La musique synthétique a longtemps été reléguée aux gadgets de foire et aux films de science-fiction avant que quelqu'un se décide de la soumettre à la répétition.
Aujourd'hui, la jeunesse y perd ses plus belles années. C'est devenu un mode de vie, plus important que l'éducation ou le fait de fonder une famille. J'ai entendu des gens dire qu'il n'existe aucune règle dans la techno tout en dansant sur un rythme 4/4 continu. Pendant longtemps, je n'y ai rien compris. Il m'a fallu beaucoup de temps pour comprendre que l'absence de règles dont ces gens parlait concernait les choses que l'on fait rentrer dans la techno, et de fait, tout y rentre: les samples, les sons synthétiques, les breaks, les presets... C'est la répétition sous la forme d'une boucle et la structure interne de cette boucle (les enveloppes, les shuffles) qui capturent et transforment le contenu en catégories de perception stables, des
unités de gestalt qui forment le vocabulaire esthétique de la musique électronique.
J'imagine que ça répond à la question: tout ce qui se cache dans un son finira par être dévoilé par la répétition. Un morceau de techno déroule ses propres règles au fur et à mesure qu'on l'écoute. C'est ce qu'on appelle "l'écoute statistique" - l'équivalent d'un enfant qui apprend un mot au fur et à mesure qu'il l'entend répété dans des contextes similaires. Ce qui est pratique avec la techno, c'est ce que ce contexte est répété 200 fois de suite, ce qui fait qu'on comprend de quoi il est question très rapidement. Et la manière dont un élément sonore est répété est plus importante que l'élément sonore qui est répété. C'est pour ça que n'importe quoi peut devenir une source. Tout ce qui importe en techno est la forme de la section répétée. Pourtant, tout ce qui se cache dans cette source se retrouve de fait corrélé à cette forme, et finit par l'influencer. Peu importe l'âge ou l'origine d'un matériau qui réémerge, il se trouve modifié de fond en combles: la section, son contexte ont changé, et ça finit par changer l'objet lui-même.