Chaque semaine (ou presque) et jusqu'à la fin de l'année, on vous propose un article sur un album qui a selon nous circonscrit l'année 2016, que ce soit par ses propositions formelles, ce qu'il peut nous dire en creux sur l'état du monde qui nous entoure, ou ce qu'il peut éventuellement préfigurer pour la suite. On parlera des disques que l'on a aimés, ceux que l'on a détestés, des grosses sorties, des plus confidentielles, des disques qui sortent de notre champ de vision immédiat, ou encore d'albums qui ont pu échapper à nos radars pendant l'année. Aujourd'hui, on vous parle de l'album de Solange, A Seat at The Table, sorti le 30 septembre dernier.
Dans le morceau "Don't Touch My Hair", paru sur son nouvel album A Seat At The Table il y a maintenant presque un mois, Solange Knowles traite directement du sentiment d’affront que représente pour une femme noire le fait de se faire toucher les cheveux par un étranger, en dénonçant un geste en apparence anodin mais dénotant un certain racisme larvé. Peu avant la sortie de son 3e album, Solange publiait d'ailleurs un essai sur son blog retraçant les agressions dont elle a pu être victime au quotidien au sein d'environnements à prédominance blancs et mâles (on pense notamment à un concert de Kraftwerk où elle raconte s'être fait jeter des détritus à la figure). On pouvait y voir, très prosaïquement, une sorte de catharsis de la part d'une artiste en proie à des luttes internes, une manière de s'extirper d'une forme de domination et d'affirmer son affranchissement artistique et personnel, ou aussi, très simplement, une volonté de tracer une limite dans le carcan qu'on lui a imposé, et de trouver ainsi une libération au sein de ses propres enceintes.
RÉCIT À LA PREMIÈRE PERSONNE
Il est assez regrettable qu'à la sortie de A Seat at The Table, un nombre non négligeable de critiques se soient empressé de comparer l'album avec What's Going On de Marvin Gaye, raccourci d'autant plus notable qu'il reproduit en définitive ce que Solange dénonce dans son disque, la ramenant toujours à sa condition d'afro-américaine (une chanteuse noire sort un album politique, et on la compare toujours à un disque fait il y a plus de quarante ans - par un homme, qui plus est). C'est aussi oublier à quel point le point de vue, la destination et l'adresse du disque de Solange ne sont pas les mêmes que ceux de ses contemporains.
PRÉCISION DE LA PAROLE POLITIQUE
Depuis le début de sa carrière musicale, qu'on pourrait qualifier jusqu'ici de bosselée, Solange semble naviguer entre plusieurs eaux : dans l'ombre de sa sœur tout en essayant constamment de s'en affranchir, passeuse d'arme de la chose indie rock auprès de Jay Z et Beyoncé, cible des tabloïds lorsque ces derniers se chamaillent dans un ascenseur, peinant à réellement imprimer sa marque en tant qu'artiste et sortant entre 2003 et aujourd'hui trois albums opposés dans leurs intentions comme dans leurs formes. Du r'n'b FM de son premier album Solo Star en passant par la psyché pop de Sol Angel and The Hadley St Dreams, ou encore le maxi True, collection de titres pop 80's enregistrés avec Dev Hynes en 2012 (donc avant qu'il ne soit accaparé par tout le monde), Solange tire jusqu'ici dans tous les sens, semblant ne se satisfaire d'aucune ligne de conduite ni d'affront – "Fuck The Industry", déclare-t-elle en 2008 sur la chanson du même nom.
À ce titre, on pourrait rapprocher A Seat At The Table de Speakerboxx/The Love Below, le dernier grand album d'Outkast, publié en 2003, et qui gommait tout autant qu'il sublimait dans un geste œcuménique les lignes sacrées rock, pop, hip-hop, r'n'b, musique mainstream ou appétences indie. Lorsque Solange invite Lil Wayne, qui signe un de ses couplets les plus mémorables entendus depuis longtemps sur le morceau "Mad", lorsqu'elle use à la fois d'instrumentaux en apparence antinomiques (un beat que n'aurait pas renié Timbaland il y a dix ans sur le même "Mad", des percussions simili-industrielles sur "Don't Touch My Hair", des nappes de synthé futuristes et une relecture des codes r'n'b et soul des années 70, 90 et 2000, et ce parfois dans la même chanson), ou lorsqu'elle raconte ses hésitations face à un DA blanc qui lui propose un million de dollars, on ne se pose plus alors la question de l'intention ou de la direction : on est juste frappé par la cohérence, la sagesse (ce n'est pas un gros mot) et la limpidité du mouvement. Et ce qui rend sa puissance d’évocation si éblouissante, c'est qu'il n’est jamais tape-à-l’œil, ostentatoire ou semblant émettre d’un quelconque programme.
Il suffit de regarder la performance de Solange au dernier épisode de l'émission Saturday Night Live. Lorsqu'elle joue "Don't Touch My Hair" en compagnie de ses musiciens tout vêtus de blanc, que le jeune pousse r'n'b londonien Sampha vient la rejoindre sur un couplet, puis que tout l'enthousiasme du groupe soudé devienne absolument communicatif devant la réussite de la performance, il y a, selon nous, dix fois plus de puissance politique que chez Kendrick Lamar lorsqu'il apparaît lors des Grammys l'œil au beurre noir revêtu de chaines de bagnard et en proposant une démonstration de force plus pyrotechnique qu'autre chose.
Il y a une anecdote qui résume assez bien le tour de force que vient de produire Solange. Vers 2003, on a fait croire que la jeune femme allait rejoindre définitivement Destiny's Child, le groupe de sa sœur passant selon les dires d'un trio à un quatuor, avant que l'on apprenne que ce n'était qu'une tactique du manager pour tester les réactions du public. Aujourd'hui, Solange s'est défaite de sa qualité d'appât, et possède avec A Seat At The Table, par ailleurs numéro un des ventes aux Etats-Unis, la garantie de pouvoir ne plus obéir qu'à ses propres désirs. Ni fuite en avant ni pensum livré avec un manuel explicatif, son geste émancipateur est aujourd'hui éclatant de pureté, de fraicheur, d'ordre et d'apaisement.
Le nouvel album de Solange A Seat At The Table est sorti le 30 septembre dernier chez Columbia.
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