Le seul groupe synth pop au monde à se consacrer exclusivement à l'oeuvre de Scarlatti répond à nos questions.
20 Mai 2014
Sonate pour clavier en mi majeur (K 531) 01:46 Domenico Scarlatti Harpsichord Sonatas K113 - K125, Scott Ross 07 59:33 Third Album Preview - Out May 22nd 2014 - 三枚目のアルバムを試聴 - Out One Disc Label 02:15
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On vous a déjà signalé notre affection pour Scarlatti Goes Electro. Collectif à géométrie variable dont les membres comprennent au moins deux dingues de musique baroque élevés en Conservatoire, c'est un étrange specimen synth pop dont le matériau musical est exclusivement la monumentale oeuvre pour clavier de Domenico Scarlatti (1685 - 1757).
Bien sûr, Antoine Souchav' et sa bande ne sont pas les premiers à s'attaquer au repertoire baroque avec une armada de synthétiseurs - le "Bach au Moog" est devenu un sous-genre à part entière de la novelty dans les années 60 et Wendy Carlos elle-même a repris quelques sonates du maître italien sur The Well-Tempered Synthesizer. Mais de mémoire de mélomane un peu au bout du rouleau, on n'arrive pas à trouver un seul autre projet pop qui aurait eu l'outrecuidance de se consacrer exclusivement à l'interprétation d'un seul compositeur.
Il faut dire qu'il y a à faire: plus monstrueux encore que le corpus de Cantates de Jean-Sébastien Bach, le livre d'essercizi de Scarlatti fils compte 550 sonates, soit une "production (qui) représente en volume bien plus que celle de Johann Sebastian Bach et de François Couperin réunis pour le même instrument" (dixit Wikipedia). Passionnés de diverses choses électroniques - le BBC Radiophonic Workshop, Tomita - Souchav', Arnaud De Pasquale et Michel Bananes Jr recalibrent surtout leur formule à chaque nouveau disque. Sur leur très ambitieux Third Album, qui sort ces jours sur Out One Disc (label tokyoïte dirigé par l'encyclopédiste weirdo Yuichi Kishino), ils abandonnent les beats ivres et le tout séquencé pour le jeu live, les vraies batteries et le theremin et on est très heureux de constater que le pas en avant effectué est un pas de géant. Petit entretien avec Antoine Souchav', chef d'orchestre de ce singulier projet.
D’où vous est venue cette idée - ce désir - d’utiliser la synthèse et le son électronique pour revisiter la musique baroque? Est-ce liée à l’histoire des musiques “novelty” des années 60 et 70, où le disque de “Bach au Moog” est devenu un sous-genre à part entière de l’easy listening après les inventions de Wendy Carlos?
J'ai commencé le projet tout seul, à l'époque je finissais mes études de clavecin au Conservatoire de Poitiers avec Dominique Ferran, je jouais beaucoup de Scarlatti, j'écoutais en boucle le premier disque de Pierre Hantaï consacré à ces sonates, en même temps que Go Plastic de Squarepusher. Sans que je m'en rende vraiment compte, j'ai résolu ce paradoxe en commençant à retranscrire les sonates dans un vieil ordinateur et en bidouillant un archaïque sampler. Puis est venu le temps de faire vivre ce projet sur scène : ça s’est concrétisé sous deux formes : un duo clavecin-synthétiseur, avec Arnaud De Pasquale (l’actuel claveciniste de l’ensemble baroque Pygmalion), forme assez didactique basée sur l’écoute et la découverte des deux instruments, et un autre duo uniquement aux machines avec Michel Bananes Jr, pour quelque chose de plus débridé et dansant. Au début je ne me plaçais nulle part, je n'avais pas vraiment conscience de ce milieu "synthé baroque", je crois que c'était surtout pour moi le moyen de résoudre une "tension interne" (au sens musical de tension/détente) entre ces deux esthétiques qui m'habitaient. Mais pour parler de maintenant, j'ai l'impression qu'on est assez peu nombreux à faire ce genre de trucs assez cheesy pop, et je crois que le mouvement dont tu parles (Switched-on Bach et consorts) a plutôt évolué après les années 70 vers des trucs 8bit break machin truc, anecdote, gag. C'est vers là qu'on ne veut surtout plus aller. On se dirige doucement vers des trucs plus vivants, "acoustiques" osons le terme, on verra ce que ça donnera pour le quatrième album, mais on a envie de tenter des arrangements pour orchestre à cordes + synthés, entre les concertos pour synthés de White Noise (l'atelier de création radiophonique de la BBC avec Delia Derbyshire et David Vorhaus) et les concerti grossi de Charles Avison qui avait au XVIIIème adapté les sonates pour orchestre à cordes.
Domenico Scarlatti Harpsichord Sonatas K113 - K125, Scott Ross 07
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Peux-tu résumer rapidement ton parcours de musicien, et expliciter ce que la musique baroque en général et Scarlatti en particulier vient y faire?
Je ne suis pas un baroqueux pur jus. J'ai fait des études de clavecin et de solfège, à l'ancienne, j'ai obtenu mes diplômes finaux il y a une dizaine d'années. Mais pendant cette période j’allais aussi beaucoup à des soirées techno me défoncer les oreilles. L’enseignement classique hyper raide du Conservatoire a été source de liberté, j'y ai fait mon droit d'inventaire, y acquérant du savoir et des capacités, et me foutant complètement des trucs d'autorité, d'institution qui soi-disant tuerait la créativité, blablabla... J’ai vraiment profité à fond de ces années d’études, et j'ai l'impression que mon prof de l'époque m'a surtout appris à écouter, et à avoir des idées, des choses à dire, plutôt que de jouer tel ou tel truc comme il faut. A devenir musicien avant de devenir claveciniste. D’ailleurs, pourquoi Scarlatti?
Je crois que j'ai été instinctivement attiré par cette œuvre mystérieuse, qui est comme un monde en soi, faite de milliers de "collages" de mélodies, d'éléments musicaux sortis d'un chapeau. Cette œuvre qui ne parle de rien, qui existe uniquement pour elle-même, est assez proche ma sensibilité d'auditeur : je me contrefous, en général, des textes ou du "sens", ce que j'aime ce sont les notes, les accords. Manipuler tout ça et obtenir des "effets" : une modulation qui va donner la chair de poule ou un contrechant ravageur. Cela ne fait pas de Scarlatti ou de moi des gens insensibles, mais je crois que j'aime "façonner", tout simplement. Et Scarlatti considérait ses sonates comme des études, des "exercices", pas des odes à l'amour ou des "Tendres Plaintes". De plus Bach ou les autres tubes baroques ont beaucoup étés déjà remixés, avec Scarlatti on s'attaquait à quelqu'un d’un peu en marge, disons le moins connu des plus connus.
Le lien entre musique baroque et musique électronique semble être une évidence après les tentatives de Wendy Carlos. A ton avis, pourquoi? Est-ce avant tout formel - on pourrait souligner le lien entre les séquences de la musique électronique et l’art du contrepoint, du canon, etc… - ou est-ce plus abstrait, romantique, profond?
Je crois que ce qui en fait un truc un peu unique, c'est que les pièces baroques qui sont en général reprises n'ont pas forcément été écrites pour un instrument en particulier, mais pour l'essence de l'harmonie, la charpente de la mélodie. L'exemple parfait c'est Bach, repris par tout le monde, ça marche parce qu’il écrivait pour la musique, pas tellement pour un instrument en particulier. Du coup le transfert fonctionne : synthé, quartet de saxophones, que-sais-je. Cela marche moins pour Chopin par exemple, car c'est écrit pour le piano en tant que tel, avec ses propres effets acoustiques, résonnance, attaque. Et la greffe ne prend pas, le résultat est un peu plat à mon sens. La musique baroque, dans ce cadre-là et dans sa raideur apparente, laisse je crois plus de place à l'interprétation. Il y a une exception, de taille, c'est Isao Tomita et ses reprises électroniques de Ravel ou Debussy. Il a réussi à en faire quelque chose de très inspiré et personnel.
Je te sais féru et grand connaisseur de musique baroque. Du coup, selon toi, l’entreprise Scarlatti Goes Electro tient-elle de la suite logique ou de l’iconoclasme? Voire de la dé-contextualisation?
Je me pose la question en permanence. Mais encore une fois, je connais et aime cette musique de l'intérieur. Cela bouscule un peu l'institution qui s'est construite autour du répertoire "classique" (terme impropre qui désigne les périodes musicales classique et baroque), mais c'est une démarche pleine d'amour. Un type après un concert nous as dit "il paraît que vous êtes un peu taquins comme mecs". C'est sans doute bien résumé, on est dans la vie comme on est dans notre musique.
Third Album Preview - Out May 22nd 2014 - 三枚目のアルバムを試聴 - Out One Disc Label
Les arrangements de Scarlatti Goes Electro, surtout dans ce troisième disque qui à mon sens vous voit faire un petit pas de géant, font autant référence aux classiques novelty et synth pop qu’aux grandes interprétations baroques - Scott Ross ou Harnoncourt… Pour quelle part le travail de Scarlatti Goes to Electro tient-il à ton avis de la révérence et de l’irrévérence?
On a bradé la boîte à rythme pour un vrai batteur et il n'y plus de programmation informatique, tout est live. On a voulu garder l'empreinte de nos manières de jouer, avec toutes les approximations que ça implique : prises moyennes, trucs désaccordés, mais aussi mixage au millimètre, traits hyper virtuoses, etc. Cela donne (j'espère) un résultat hyper dynamique et contrasté. J'ai évidemment beaucoup écouté Scott Ross, moins Harnoncourt, mais ce que j'entends surtout dans le disque c'est notre admiration pour les groupes synth pop japonais comme Yellow Magic Orchestra, Wha Ha Ha, ou très différemment, Danny Elfman, Thelonious Monk, et forcément, mon obsession permanente, Frank Zappa. En termes de réception, j'ai envoyé à l'époque mon premier disque à Pierre Hantaï car c'est donc grâce à lui, par disque interposé, que j'ai commencé à faire ces réarrangements. Il m'a répondu très gentiment qu'il détestait mon travail. D'autres ayatollahs du baroque aiment beaucoup Scarlatti Goes Electro. Peut-être qu'on trouve ça irrévérencieux quand on se croit attaqué personnellement ?
Pour finir, comment définirais-tu le mot “interprétation”? Dans le cadre de la musique baroque, on sait à quel point il est particulièrement problématique et polysémique...
Oui la musique écrite, il faut l’interpréter (la jouer), car une partition ce n’est pas de la musique, mais du potentiel de musique, de la musique qui reste à faire, pas encore de l’air qui vibre. Il faut donc traduire ces signes en son, interpréter d’un langage à un autre. Ceci étant dit, « interpréter », c’est-à-dire « faire apparaître la vérité », dans le domaine de la musique, me semble sans intérêt artistique et impossible concrètement.. On ne peut se placer que de manière nouvelle ou différente par rapport à ce qui existe ou a déjà existé, c’est une position qui est forcément relative, pas objective. Comment savoir à la nuance près ce qui se faisait à l’époque, ou ce qui se passait dans la tête du compositeur ? Même en jouant en étudiant mille traités et en jouant sur instruments anciens, on ne pourra pas reproduire un instant qui s’est passé il y a 200, 250 ans. Je le répète, la musique c’est, à la fin et avec tout le reste, de l’air qui vibre. Impossible à capturer.
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