"Vous auriez le dernier Delroy Edwards, en 320kbps et sur Zippy siouplait?" Telle est le genre de demande que l'on peut voir s'afficher sans vergogne chaque heure, chaque minute, chaque seconde sur les forums de musique à travers le monde. Le disque n'est pas encore sorti qu'il est déjà uploadé et en bonne qualité. Comment ? Aucune idée et on s'en fout. Ce qui importe dans l'affaire ici présente c'est que Ron Morelli a décidé d'agir. Tout à la fois insurgé et las face à cette pratique devenue terriblement banale, le patron du label hip "underground lo-fi house noise" L.I.E.S., a créé en loucedé un sous-label nommé ironiquement Russian Torrent Version, en référence explicite au site russe Funkysouls.
La nouvelle serait excitante si l'on ne devinait le triste état de faits qu'il entend tourner en dérision entre les lignes. Car pour Morelli comme pour les autres petits forçats de la musique indépendante en général et de la dance music en particulier, il est devenu techniquement, voire éthiquement impensable d'empêcher la mise à disposition gratuite et sauvage des catalogues de leurs maisons en intégralité sur des serveurs cachés sous la banquise. Pour chaque plateforme de téléchargement légal de fichiers (Clone, Hard Wax, Juno, Beatport...), il existe un site fantôme, implanté plus ou moins profondément dans les arcanes du deep web (certains ont pignon sur google) qui propose peu ou prou les mêmes produits et les mêmes services totalement gratuitement.
Sans mettre les pieds dans le bourbier du débat sur les avantages, désavantages, tenants et aboutissants de la gratuité de la musique et de ses effets sur la création (on télécharge tous comme des cochons, on a tous un peu de sens moral qui nous fait culpabiliser), signalons que dans le cas de la house et de la techno en particulier, la pratique est devenu presque aussi répandue que celle, en voie de disparition, de passer voir son disquaire préféré. Face à ce changement de paradigme, les labels la jouent donc pragmatique et se tordent les méninges pour faire renaître le désir chez l'acheteur perpetuellement gavé de nouveautés. Will Bankhead de The Trilogy Tapes, par exemple, fait marcher à fond l'effet d'attente en lâchant nonchalamment les nouveautés jusqu'à 8 mois avant leur sortie officielle (le "no date yet but soon"): je me réfère ici au projet techno bruitiste Rezzett dont des vidéos circulaient déjà en mars (Yayla, Fire Bomb) alors que l'EP ne sortait que ce début d'octobre. Puisqu'il faut bien faire marcher la culture et la poésie, le disquaire en ligne Boomkat a surnommé l'artiste "le fantôme youtube".
Ce qui nous amène à notre mouton du jour, ce Russian Torrent Version au sujet duquel très peu d'infos officielles sont évidemment disponibles. Jonglant malicieusement avec les règles du jeu du chat et de la souris auxquels s'adonnent incessamment les labels et les pirates, Morelli a décidé de tout miser sur la rétention d'informations. Ce qu'on sait grâce à Discogs, c'est que le label 100% vinyle en est à sa cinquième sortie (Vereker/Florian Kupfer, Bookworms/Beato...). La dernière galette en date, l'obscur projet UE Li, lorgne vers une house parano bien prenante, le côté sombre des clubs ou l'on danse en slow-motion pour s'extraire de son corps. Prolongeant habilement l'entreprise L.I.E.S. avec ce sous-label fictivement illicite, Ron Morelli enrichit surtout joyeusement cette mythologie post-house, post-internet qu'il alimente de concert avec sa bande d'artistes et ceux des labels voisins Opal Tapes et TTT.
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