Pour cause d'éloignement géographique, la nouvelle est sans doute passée inaperçue dans votre coin du monde: depuis la fin 2011, une loi qui était restée largement ignorée pendant 50 ans, a bouleversé le monde de la nuit et la club culture au Japon.
Surnommée "Fueiho" (contraction de "fueiho eigyo-to no kisei oyobi gyomu no tekiseika-to ni kansuru horitsu", loi de contrôle et d'améloriation des lieux d'amusement privés), cette loi archaïque dans le fond comme dans la forme avait été introduite dans le Japon d'après-guerre dans le but d'endiguer l'explosion de la prostitution (un petit tour par La Rue de la honte de Mizoguchi ou le Tokyo Année Zéro de David Peace s'avérera utile à ceux qui se sentent largués sur le sujet). Ce qu'elle empêche en premier, c'est les clubs de rester ouverts après 1h du matin et les Japonais de danser dans des lieux privés de moins de 66 mètre carré; ce qu'elle entraîne, c'est l'exsanguination pure et simple de l'underground électronique japonais.
Dans les faits, on parle de la fermeture brutale, à Tōkyō et Ōsaka , de centaines de bars et clubs de toutes les échelles, y compris le microscopique bar deep house caché au 25ème étage d'une tour ou à l'arrière d'une laverie automatique. Entre les lignes, on parle donc de l'offensive la plus brutale et la plus explicite menée contre la culture dance dans un pays riche depuis le Criminal Justice and Public Order Act, introduite en 1994 en Grande-Bretagne pour empêcher l'organisation de rave parties.
Accompagnant ouvertement une vague de repression généralisée contre les travailleurs du sexe, la Fueiho a été ressuscitée par la police des grandes villes japonaises suite à la mort accidentelle d'un étudiant dans un club d'Amerikamura, à Ōsaka. Et ce qui étonne le plus, c'est la résurrection d'un texte de loi étonnamment intrusif dans un pays largement permissif par rapport à la vie privée de ses ressortissants (sauf pour la consommation de drogues récréatives, mais c'est une autre histoire).
Ce qu'on découvre dans ce passionnant documentaire réalisé par Patrick Nation et Clockwise Media pour la série Real Scenes de Resident Advisor (on vous a déjà parlé de l'épisode consacré à Paris), c'est que cet accès soudain de repression serait surtout révélateur de l'état préoccupant et sans cesse déclinant du clubbing au Japon: une apathie causée par le vieillissement de la société japonaise (d'ici 2050, 40% de la population aura plus de 65 ans) et l'absence de role models récents pour la nouvelle génération.
Comme l'explique un interviewé, la situation de la club culture au Japon serait sans doute différente si Ricardo Villalobos était japonais. Pour la techno, les derniers pionniers en date s'appellent Takkyū Ishino et Ken Ishii, respectivement 47 et 44 ans. Au pays de YMO, Roland, Isao Tomita et de la techno kayō, la léthargie n'est pas totale - l'underground japonais reste l'un des plus vivaces au monde - mais elle est très étonnante.
A quelques moins du lancement de la Red Bull Music Academy Tōkyō, ce Real Scenes se penche donc sur la résistance qui s'organise doucement depuis deux ans ("Talking About the Fueiho" et le mouvement Let's Dance) et le quotidien chamboulé de plusieurs acteurs de la scène, organisateurs de soirées, propriétaires de club, musiciens ou label managers tokyoïtes. Pour citer les plus connus outremer du Japon: Kuniyuki Takahashi de Mule Electronic (toujours le plus beau label deep house de l'archipel), Naohiro Ukawa, initiateur de la chaîne de streaming DOMMUNE, Takeaki Maruyama de Goth Trad et l'indispensable Terre Thaemlitz, expatrié depuis deux décennies au Japon et connaisseur encyclopédique du Tōkyō interlope.
Tous y parlent autant de la crise culturelle qu'ils traversent autant que de la specificité de leur musique, de leur dance, de leur manière de danser. Tous y parlent de la fonction vitale de la danse dans la vie humaine, et du rôle essentiel des night clubs dans une mégalopole où de plus en plus de gens sont confrontés à la solitude. En d'autres termes, le visionnage de ce petit documentaire est sinon conseillé, rigoureusement indispensable.
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