Et la question à un million de cacahouètes du jour est: combien de fois par an êtes vous surpris par un morceau de musique? Puisqu'on en est en 2013, on peut même se permettre de la poser autrement: en ce 9 septembre humide à s'arracher ce pied qui vous fait souffrir pour cause de rhumatisme intempestif, arrivez-vous seulement à vous rappeler la dernière fois qu'un morceau de musique vous a semblé original et inouï au point de vous surprendre? Il faut revenir, sans cesse, au sens premier du mot inouï, qui se disait autrefois "inaudit" et qui signifie jamais entendu jusqu'alors: on mesure alors un peu mieux et un peu plus justement l'importance de la surprise et de l'étonnement - cet état initial nécessaire du sondement philosophique - appliquée au processus de l'écoute d'une pièce de musique.
Comme pour la littérature, en musique, on a bien sûr plus l'habitude de célébrer l'emprise de l'oeuvre sur les sens quand cette dernière semble immédiate et combler des attentes qu'on dit naturelles de l'entendement (l'histoire haletante pour le roman, la mélodie qui fait vibrer en musique); pourtant, entre le tout-cuit et la prise de tête, ces pôles déjà pas fastoches à poser sur la carte du plaisir, il y a cet endroit très important du sentiment où, face à un amas de bruits et notes qui lui est neuf, ledit entendement se met à tout interroger, l'essence et les frontières de la musique elle-même, le monde, la Beauté, la laideur, l'ordre, le chaos, et se met à chercher des branches et des signes lisibles dans les lianes et les rhizomes.
Pour ce qui concerne Traditional Music Of Notional Species Vol. I, le premier album d'artiste de l'ingénieur du son allemand Rashad Becker (masteriseur éminent de la musique électronique contemporaine au mythique Dubplates & Mastering de Berlin), les choses qu'on reconnaît en premier sont toutes saugrenues: un concert de loups affamés et de voix quasi humaines éreintées, des doigts qui circulent sur du vinyle tendu, des essaims d'insectes, des bruits de corps, de sphincters, de fluides qui circulent dans des corps flasques.
En vérité tout ça n'y est pas. Comme Florian Hecker, Cristian Vogel ou Roc Jiménez de Cisneros, Rashad Becker travaille avec des constructions modulaires et des logiciels de synthèse très poussés, du genre supposément capables de produire des sons comme la Terre, les vivants et les éléments n'ont pas encore su produire. Mais notre petite caboche est ainsi faite que quand elle ne reconnaît pas un son ou une forme, elle l'associe immédiatement au son à la forme les plus approchants. D'où la confusion, d'où la naissance des mondes parallèles. La vérité de la fiction, c'est que ces "musiques traditionnelles d'espèces imaginaires" ne proviennent d'aucune culture, d'aucun espace acoustique existant sur la Terre. Pour ceux croient à la théorie des multivers, cette musique détachée de tout pourrait provenir d'une version alternative de notre univers où les lois physiques et géométriques seraient légèrement différentes, où les espèces auraient évolué autrement et intéragiraient autrement les unes avec les autres, ou d'autres cultures auraient émergé d'une autre réalité. En tout cas, ce sont exactement les images et l'obscurité que je me suis figurées à l'écoute de ce disque totalement alien et littéralement prodigieux.
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