A moins qu'un vrai pondeur de concepts s'en charge rapidement dans une revue ou un bouquin, vous ne lirez aucun analyse pertinente à propos de cette vidéo, réalisée par le vidéaste Jon Rafman en étroite collaboration avec Daniel Lopatin. Les raisons en sont exactement les mêmes que celles pour lesquelles vous n'avez lu aucun dissection intelligente de R Plus Seven, le nouvel album de Oneohtrix Point Never que tout le monde s'accorde pourtant à trouver "brillant". Je n'incrimine personne, Lopatin lui-même refuse de tout à fait comprendre ce qu'il fait et chez The Drone y compris, on n'a pas exprimé grand chose de plus que notre fascination devant ce qui reste avant tout une débauche de points d'interrogation. On dira que le vrai souci est structurel: il faudrait y consacrer plus de temps et d'euros qu'aucun magazine ne consent actuellement à en dépenser, et invoquer des mots théoriques et des références bibliographiques du genre qui dépasse le champ d'action habituel d'un site d'obédience "pop culturelle" comme The Drone (et qui fait bondir les trolls hors de leur tanière).
L'autre raison de notre dénuement face à cet amas d'images assez incroyable est qu'il tire une bonne partie de sa force de fascination du fait qu'il évoque très précisément - mais sans le décrire - un trouble éminemment contemporain de l'humanité face à son expérience du réel. Comme tout bon marécage postmoderne, Still Life (Betamale) fait donc partie de ces oeuvres que l'on trahit instantanément dès le moment où l'en s'engage à les décortiquer. Disons simplement qu'outre les discours Philip K. Dickiens livrés en pâture en voix off ("As you look at the screen, it is possible to believe you are gazing into eternity. You see the things that were inside you. This is the womb, the original site of the imagination"), la seule image investie de sens dans toute la vidéo (le gars avec une culotte sur la tête et deux pistolets sur les tempes) est un leurre.
Bien entendu, Rafman et Lopatin ne dénoncent pas plus une dérive morale face au démantèlement d'un sacrosaint réel par un virtuel méphistophélique qu'ils ne prétendent décrypter quoi que ce soit de la mélasse byzantine de nos vies. Ils se contentent de se laisser traverser par divers flux et sentiments contradictoires qu'ils agencent d'une manière suffisamment précise et délicate pour n'en rien gâter la complexité. A 1.20 dans sa vidéo, ils nous livrent un seul sésame: "The images captivate you but still you drift off. You can still see every detail clearly, but can't grasp the meaning". En d'autres termes, rien ne sert de déchiffrer les images, puisqu'elles ne sont rien d'autre que des images, c'est-à-dire des obstacles à tenter de dissoudre par les expériences.
Lopatin de son côté a largement dégrossi l'idée. Déjà dans Memory Vague, collection d'exercices de divination youtubesque parue en DVD, il étendait de manière intensément énigmatique et précise à la fois les lavis synthétiques et spatio temporels de Onehotrix Point Never. Mais cette vidéo passe un cap. Comme son titre l'indique ("still life" = nature morte); Still Life (Betamale) tient d'un naturalisme qui prendrait en charge la nature byzantine, feuilletée, explosée de notre modernité post-numérique en mettant en scène la manière étrange dont elle nous perd et nous reconfigure l'esprit. Tout y est juste, troublant, confusant: le choix des images (qui ont toutes quelque chose à voir avec les nouveaux fétichismes pixellisés), les irruptions de noirs, la cadence à laquelle tout s'enchaîne, se brouille ou se superpose, se compose et se décompose. Pour citer une autre entreprise de prescience contemporaine dont je viens de finir la lecture: "It's part of the experience, getting constructively lost".
Tous ces mots pour dire qu'on n'y comprend pas grand chose mais que les impressions que cet agencement d'images nous laissent sur la rétine nous apparaissent absolument, viscéralement familières; ce qui nous le rend si fascinant et si exceptionnel, c'est la puissance de ses effets et la précision de ses évocations. Le fait est que Daniel Lopatin - dont on ne doute pas non plus qu'il soit aussi, un peu un escroc à la James Ferraro - voit un peu mieux le monde que vous et moi. C'était tout le propos de ce papier d'essayer de vous le démontrer.
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